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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/773

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que, dans toutes les occasions, j’ai soutenu, j’ai essayé de persuader même aux principaux officiers de ses armées, qu’il était de l’intérêt de la France, qu’il était aujourd’hui de leur gloire, de renoncer volontairement à l’idée de recouvrer la Belgique et la rive gauche du Rhin. Je pensais que, sans cet abandon patriotique, il ne pouvait exister de paix entre la France et l’Europe. Et en effet, quoique la France n’eût plus ces provinces, la grandeur de la puissance française tenait l’Europe dans un état de crainte qui la forçait de conserver une attitude véritablement hostile[1]. Votre puissance est telle, qu’aujourd’hui que l’Europe est dans le maximum de sa force, et la France dans le minimum de la sienne, l’Europe doute encore du succès de la lutte qu’elle entreprend[2]. Mon opinion à cet égard n’était que l’expression des sentimens de Votre Majesté; mais la plupart de ses principaux serviteurs, mais des écrivains d’ailleurs estimables, mais l’armée, mais la plus grande partie de la nation, ne partageaient point cette modération, sans laquelle toute paix durable ou même toute apparence de paix était impossible, et cette disposition ambitieuse que l’on avait quelque raison de regarder comme celle de la France, augmentait et justifiait la crainte que sa force inspirait[3].

C’est pour cela que les papiers publics étaient remplis ou d’insinuations ou d’accusations ouvertes contre la France et ses plénipotentiaires. Ils restaient isolés, presque personne n’osait les voir; le petit nombre même de ministres qui ne partageaient pas ces préventions, les évitaient pour ne point se compromettre auprès des autres. Pour tout ce que l’on voulait faire, on se cachait avec soin de nous. On tenait des conférences à notre insu, et lorsqu’au commencement du congrès un comité fut formé pour l’organisation fédérale de l’Allemagne, chacun des ministres qui y

  1. Voir d’Angeberg, les mémorandums de M. de Gagern, de M. de Humboldt, de M. Capo d’Istria, des princes de Hardenberg et de Metternich, qui furent présentés en août 1815. M. de Gagern tend à démontrer dans son Mémoire, qui est d’une extrême violence, que, même après avoir cédé l’Alsace, la France serait encore « l’état le plus puissant, l’état prépondérant sous tous les rapports. »
  2. « Songez bien à ceci : c’est que cette même Europe qui a été amenée à faire la déclaration que je vous ai envoyée est en pleine jalousie de la France... Quand les nouvelles sont mauvaises, ce sentiment se montre. »
    (Talleyrand à Jaucourt, 10 mars 1815.)
  3. « On est encore d’humeur assez guerroyante, mais le roi de Saxe n’inspire d’intérêt qu’à la seule famille des Bourbons, et dans la France entière on ne lèverait pas un soldat pour sa cause. La ligne du Rhin en Belgique, la seule place de Luxembourg, ferait bondir des recrues; mais, croyez-moi, on n’est nullement touché d’une politique désintéressée qui armerait pour l’intégrité de la Saxe et la balance de l’Europe telle qu’elle était en 1792. »
    (Jaucourt à Talleyrand, 9 mai 1814.)