dans l’anecdote qui défrayait hier les conversations de la ville et du théâtre, dans le procès qui remplira demain trois et quatre colonnes de la feuille la plus grave aussi bien que de la plus boulevardière, dans la multiplicité de ces indiscrétions enfin, de toute sorte, qui deux fois le jour viennent déconcerter les sages de ce monde et leur apprendre qu’ils essaieraient vainement de dérober à la curiosité publique le nom de leur tailleur et l’adresse de leur bottier? et nous, romanciers, auteurs dramatiques, poètes même, cette vie quotidienne, plus fidèlement nous l’imiterons dans son infinie diversité, ne voulez-vous pas convenir que plus nous aurons le but approché?
Mais je dis précisément que vous ne l’imitez pas dans sa diversité. Nous avons ici même plusieurs fois touché ce point, que nous nous proposons quelque jour de mettre en pleine lumière. Le champ d’observation où la plupart de nos romanciers se renferment est trop restreint, c’est un effet de la centralisation littéraire, et leur observation, en général, ne va pas assez profondément, mais se joue comme à la surface des choses; c’est un effet de la rapidité de la production. Ce que j’appelle faire du reportage dans le roman, expliquons-nous donc bien nettement, ce n’est pas emprunter à la chronique d’hier un fait divers dont on a besoin pour le développement d’un caractère ou la construction d’une intrigue: mais c’est suivre la mode changeante et capricieuse dans la curiosité successive dont on la voit s’éprendre aujourd’hui pour les questions économiques et demain pour les questions médicales, aujourd’hui pour les demoiselles qui jettent du vitriol au visage de leurs amans infidèles et demain pour les fils de famille qui tomberont dans les lacets d’une fille d’expérience. Ce n’est pas s’approprier l’actualité par droit de conquête et parce que l’on en aura besoin pour ses sujets : mais c’est subordonner le choix de ses sujets aux brusques variations de l’opinion publique et recevoir des faits la loi qu’on doit leur imposer. C’est s’attacher à ce qu’il y a de superficiel dans le spectacle de la vie courante, et, chose bizarre, sous prétexte d’exactitude entière dans l’observation, c’est précisément n’apercevoir dans les choses que ce qu’elles ont de moins réel.
On ne fait pas attention que c’est toujours par là, par ce qu’elles contiennent d’actuel et de moderne à leur heure, que les œuvres d’imagination vieillissent et périssent. Je ne veux pas élever la discussion trop haut et je me contenterai de modestes exemples. Dites-moi donc par où les romans de Mlle de Scudéri, par exemple, et les romans de Crébillon fils ont péri? Précisément par ce qu’ils contiennent de conforme ou, comme on disait alors, d’analogue aux mœurs de leur temps. Si vous ôtez du Grand Cyrus et de Clélie ce qu’ils contiennent de galant, de romanesque et d’héroïque à la façon du XVIIe siècle, il n’en reste plus rien, et si vous dépouillez les Égaremens du cœur et de l’esprit de ce qu’ils contiennent