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les grands ouvrages que la France y a exécutés et qui leur ont procuré si souvent du travail et du pain. Comme le dit M. Desfossés, ils sont plus intéressés que personne au développement industriel et agricole de la régence ; ils seraient les premiers à en profiter par leur situation privilégiée sur la Méditerranée. Au surplus les avons-nous jamais desservis ? Ont-ils à se plaindre de nos mauvais offices ? Il y a 25,000 Italiens en Algérie ; y ont-ils jamais été molestés ? Quant à demander à la France de s’effacer bénévolement en Tunisie, qui peut y songer ? Est-il permis de ne pas tenir compte « de la quantité de sang, de la quantité d’argent, du grand travail qu’elle a dépensé depuis un demi-siècle pour asseoir sa puissance sur le sol algérien ? » Tous les pays ont des intérêts commerciaux à Tunis, la France seule y a des intérêts politiques. Si elle y laissait prévaloir une influence rivale et hostile, elle risquerait de n’être plus maîtresse chez elle et une des clés de sa maison passerait dans des mains étrangères.

Comme l’a remarqué M. de Tchihatchef, les consuls sont à Tunis « de véritables puissances diplomatiques, » et on les prendrait pour des ambassadeurs, quand on les voit cheminer fièrement dans les rues, précédés de leurs spahis, dont le costume est bien plus élégant que celui des kavas turcs. Quand on a des spahis, on rêve de jouer un rôle, on s’applique à grossir son importance, on a l’humeur inquiète et brouillonne, on se remue, on tracasse, et en fin de compte on attire à son gouvernement des affaires désagréables et fâcheuses. De tels incident se produisent ailleurs qu’à Tunis. Il y a seize ans, M. Salazar y Mazarredo s’était si bien remué au Pérou que l’Espagne se trouva, grâce à lui, engagée dans un méchant imbroglio, d’où elle eut quelque peine à sortir. On assure que le spirituel ministre des affaires étrangères qui fut chargé de démêler cet écheveau avait dit, en semonçant l’activité indiscrète de son agent : « Rien n’est plus dangereux que les hommes qui ne mettent jamais leurs pantoufles. » Il est difficile à un gouvernement de désavouer un agent qui pèche par un excès de zèle ; mais cet acte de courage coûte plus au gouvernement italien qu’à tout autre, car les partis extrêmes sont toujours prêts à l’accuser de trahir les intérêts nationaux par sa faiblesse et sa condescendance pour ses voisins. Il y a bien paru en 1871, alors que des événemens plus tragiques absorbaient l’attention de l’Europe. Le bey de Tunis avait fait des passe-droits à quelques Italiens établis dans ses états. L’affaire n’était pas très grave, le commandeur Pinna s’empressa de l’aggraver, et sans en avoir reçu l’ordre, il amena subitement son pavillon. M. Visconti-Venosta, alors ministre des affaires étrangères, se plaignit que son consul avait outrepassé ses instructions, mais il n’osa pas désapprouver son incartade. Il devait compter avec certains journalistes qui insinuaient que cette aventure était heureuse, qu’il fallait profiter de l’impuissance momentanée de la France pour s’emparer de Tunis. Bientôt le bruit se répandit que la