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dominante a beau être présente comme un témoin ou un guide, elle n’est pas déterminante, et il faut encore une tension de la volonté, un effort pour la réaliser. Mais, demanderons-nous à M. Janet, qu’est-ce que cette tension ? Si c’est simplement la passion ou inclination, c’est-à-dire le mobile qui vient se joindre au motif, l’acte sera simplement la résultante nécessaire de l’inclination qui prédominera. M. Janet, pour éviter le déterminisme des passions d’une part et le déterminisme des idées de l’autre, est donc obligé d’admettre entre les deux une puissance neutre, qui enveloppe « les contraires. » Or, cette puissance qui peut se déterminer contrairement à l’ensemble des passions et des idées est évidemment la liberté d’indifférence, laquelle consiste, si on veut, à agir en présence de motifs, mais non selon ces motifs, si bien qu’en dernière analyse elle peut agir à la fois contre tout motif et contre tout mobile. Selon nous, une « telle puissance des contraires » est absolument inintelligible et invérifiable par l’expérience intérieure. Pour la vérifier et la voir en action, il faudrait pouvoir faire deux choses contraires en un même instant, ou en deux instans différens où toutes les conditions seraient identiques ; or, cette égalité absolue des circonstances, des mobiles et des motifs, est irréalisable : quand on recommence l’expérience pour montrer qu’on peut faire le contraire de ce qu’on a fait, le désir même de montrer ce pouvoir est un élément nouveau qui entraîne l’action nouvelle et suffit à l’expliquer[1]. La conscience de la liberté des contraires est donc impossible, et quand de plus on se figure, comme M. Janet, cette liberté agissant « d’après des idées, » on aboutit à une contradiction formelle : une liberté indéterminée et cependant déterminée par des idées.

M. Ravaisson, à l’encontre de M. Janet, semble admettre avec Leibniz que « la volonté dépend toujours des motifs qui la déterminent ; » mais il croit échapper à la difficulté en répétant ce qu’ont dit déjà plusieurs philosophes : « Faut-il en conclure que la volonté n’est pas libre ? Non, car les motifs qui me déterminent sont mes motifs. En leur obéissant, c’est à moi que j’obéis, et la liberté consiste précisément à ne dépendre que de soi[2]. » Cette apparente solution du problème nous semble rouler sur une ambiguïté des termes : mes motifs peuvent être miens parce que je les subis ou parce que je les fais. Dans le premier cas, il n’y a pas liberté, sans quoi on pourrait dire : « mes passions sont miennes ; dépendre de mes passions, c’est donc être libre. » Dans le second cas, la liberté semble d’abord possible, et au fond ne l’est pas davantage. Comment

  1. Voyez pour les détails la Liberté et le Déterminisme, ibid.
  2. Philosophie au XIXe siècle, p. 223.