à laquelle l’un et l’autre, avec des fortunes diverses et par des chemins différens, nous avons consacré notre existence.
Il est des momens où l’heure qui sonne ressemble à un glas ; c’est le Memento mort du trappiste ; on se recueille alors, on descend dans ses propres souvenirs et, le cœur plein d’amertume, on parcourt les caveaux funéraires où dorment ceux que l’on a aimés. La mort de Gustave Flaubert fit vibrer pour moi une de ces heures solennelles, elle secoua les torpeurs de ma mémoire, elle évoqua les ombres et je revis un à un les êtres chers, inconnus ou célèbres, qui m’ont précédé sur la route que nul mortel n’a pu éviter de parcourir jusqu’au bout. Ce fut une revue funèbre où tous m’apparurent, a traînant la chaîne de leurs espérances brisées, » ainsi que disait Bossuet, hardis, indolens, hiérarchisés, révoltés, orgueilleux ou modestes, tels que je les ai connus, au bon temps de la jeunesse, quand nous regardions vers l’avenir et ne doutions de rien. Au combat des Niebelungen, lorsque déjà plus d’un est tombé, Dankwart s’écrie : « O douleur ! ô douleur ! O chers amis pour jamais perdus ! » Ce cri, je l’ai poussé aussi et je m’aperçus avec stupeur que des groupes littéraires et artistes avec lesquels j’avais été en communication jadis, j’étais le seul survivant. Où est Rolland de Villarceaux, et Titeux, et Le Poitevin, et Charles Barbara, et Baudelaire, et Gérard de Nerval, et Pradier, et Delacroix, et Ziegler, et Préault, et Louis de Cormenin, le plus cher de tous, et Théophile Gautier, et Louis Bouilhet, et Gustave Flaubert et tant d’autres qui m’ont dit : « Te souviens-tu ? » Où sont-ils, vierge souveraine ? » disait Villon. Eux aussi, ils sont partis avec les neiges d’antan. Comme Elpénor à Ulysse, ils m’ont dit : « Ne me laisse pas sans être larmoyé, sans être mis au tombeau ! » J’ai écouté leurs voix. Celui qui reste a le devoir de tresser les couronnes de deuil et de prononcer l’oraison funèbre. Ce devoir, je vais tâcher de l’accomplir avec affection, avec justice, avec impartialité. Les correspondances que je possède, les notes quotidiennes que je prends depuis plus de trente ans, la précision de ma mémoire restée intacte pour les choses d’autrefois, me permettent d’assurer à ce pieux travail un degré d’exactitude indiscutable. Depuis l’engouement pour le moyen âge jusqu’à l’apparition du naturalisme, j’ai vu passer bien des formes d’art et de littérature ; nulle ne m’a laissé indifférent, et j’en puis parler sans parti-pris, car je n’ai jamais admis la prédominance d’une école sur une autre. Dans la bataille littéraire à laquelle j’ai assisté, je n’ai combattu qu’en partisan, à l’aventure, selon ma fantaisie, étant un peu comme le loup de la fable et réservant ma liberté d’allure. Je ne comprends pas que l’on soit exclusif en matière d’art ; j’admire également Raphaël et le Titien, j’applaudis, sans analyser mon impression, au