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je fus paré et enveloppé de langes, on me coucha près du bambin, qui ne s’en aperçut guère. Il se nommait Louis et était le fils du vicomte de Cormenin, qui, plus tard, devait être le célèbre Timon. Le lien qui, à cette minute d’inconscience et de vie végétative, se forma entre Louis et moi ne s’est jamais relâché ; si la mort ne l’avait rompu le 20 novembre 1866, il nous attacherait encore l’un à l’autre. Du jour où Louis est mort, je me suis senti et je suis resté dépareillé.

Jamais amitié ne fut plus instinctive que celle-là : « Je ne puis rien dire si ce n’est que c’était lui, si ce n’est que c’était moi ; » c’est le mot de Montaigne sur La Boëtie. Nous poussions des cris lorsque l’on nous séparait, nos nourrices ne se quittaient plus, nos mères ne se quittaient guère, nous étions toujours ensemble et nous grandissions côte à côte. Lorsque le temps fut venu de nous apprendre à lire, Mme de Cormenin et ma mère se relayaient pour nous donner des leçons de lecture à l’aide d’une méthode singulière qui ressemblait à un jeu composé de fiches de diverses couleurs représentant des objets dont le nom reproduisait les lettres, les syllabes, ou le mot, que nous avions à prononcer. Lorsque nous avions bien pris notre leçon, on nous racontait une histoire. Le procédé était ingénieux, car nous apprîmes à lire avec une rapidité surprenante. Il n’en fut pas de même pour l’écriture, je ne pus écrire à peu près couramment que vers l’âge de sept ans ; je me suis rattrapé depuis. A force de nous hâter vers la lecture, nous avions promptement épuisé le fond d’histoires que nos mères tenaient en réserve pour nous. Mon père était mort treize mois après ma naissance et il n’y avait pas à compter sur M. de Cormenin, qui, absorbé par ses travaux, nous mettait en pénitence derrière son fauteuil, dans un angle de son cabinet, lorsque précédant Louis, bien plus timide que moi, je venais lui dire : « Monsieur, racontez-nous quelque chose. » Ma grand’mère était notre ressource suprême ; c’était une femme charmante, encore jolie, de haute taille, de grande allure, coiffée à la Titus comme les élégantes du temps de la révolution, montrant dans un beau sourire les plus admirables dents que j’aie jamais vues, ayant une voix métallique dont les notes d’or sonnent encore dans mon oreille. Elle ne nous contait pas d’histoires, elle nous chantait des chansons qui nous semblaient extraordinaires et dont toute trace me paraît perdue aujourd’hui. C’était la chanson des dragons de Malplaquet, celle des dragons de Beaufremont, celle du moine qui « ognait » à la porte, celle du grand roi de Maroc qui se chantait en éteignant et en rallumant une bougie ; c’était celle des trois beaux enfans vêtus de blanc, que l’on jetait à l’eau, Argo ! parce que le pain manquait