Dérobé ! dérobé ! rejeté à l’autre vers ! ces messieurs appellent cela des enjambemens : ce sont des écartellemens qu’ils devraient dire ! »
Un écolier eut la malencontreuse idée de citer à haute voix le vers des Géorgiques :
- Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes
- Ingens…
M. Taranne se voilà le visage : « N’insultez pas Virgile ! Le rejet que vous rappelez est un trait de génie ; celui de votre M, Hugo est, — il chercha le mot et finit par dire à voix basse, — est une mauvaise action. » Puis très sincèrement ému, il ajouta : « Laissons cette conversation, ça fait trop de mal. » Nul de nous, alors, n’était en état d’expliquer à cet honnête homme qu’il avait été nécessaire de rompre les allures du vers dramatique pour briser le moule racinien où, depuis cent cinquante ans, les poètes versaient les mêmes comparaisons, les mêmes exclamations, les mêmes pensées, et qu’il avait également fallu, afin de détruire la monotonie de l’ode invariablement calquée sur la Prise de Namur, revenir aux rythmes variés où Ronsard avait trouvé tant de ressources et où la poésie moderne devait se rajeunir. Nous aurions certainement bien étonné notre maître si nous lui avions démontré, livre en main, que La Fontaine, pour lequel il professait une admiration sans limite, avait, en fait de rejets, d’enjambemens, de hardiesses poétiques de toute sorte, dépassé les crimes que l’on reprochait à l’école romantique. Rien de ce que disaient nos professeurs ne modérait notre enthousiasme ; nous nous contentions de les traiter de « perruques « et nous n’en lisions pas un vers de moins, fiers d’être injuriés pour avoir confessé notre dieu. J’eus à souffrir pour lui dans des circonstances que je n’ai pas oubliées et qui prouveront comment l’auteur de tant de chefs-d’œuvre était alors apprécié dans les collèges. De temps en temps, pendant que nous étions en classe, on faisait dans nos quartiers ce que l’on appelait la visite des pupitres. Tous les pupitres étaient ouverts, en notre absence, fouillés, et on enlevait les pièces de théâtre, les romans, les feuilletons que nous y cachions vainement derrière nos cahiers et nos dictionnaires. Une de ces visites eut lieu quelques jours avant les congés du carnaval 1838. Dans mon pupitre, on découvrit les Feuilles d’automne de Victor Hugo, un beau volume broché en jaune, que j’avais apporté en rentrant de ma dernière sortie. Je n’y fis pas grande attention, pensant en être quitte pour une retenue de promenade. Deux jours après, je fus appelé au parloir, et je me