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ni âme ni style. Voilà des vérités dont nous demeurons d’accord, et, pour les confesser, il n’est pas besoin d’être transfuge. Seulement j’ai dans l’idée que M. Hillebrand a sagement agi en livrant au public sans tarder davantage les menues études qu’il avait faites à nos frais. S’il avait attendu dix années encore, on aurait pu l’accuser, avec une apparence de justice, d’avoir mal fait chez nous son métier d’observateur.

En effet, les symptômes se multiplient de l’heureuse évolution que nous avons signalée déjà ; le théâtre, qui menaçait naguère de se constituer en province indépendante de l’empire des lettres, offre chaque jour aux lettrés des gages d’une meilleure entente. La tyrannie de l’intrigue va perdant son crédit ; le public se moque d’elle et invite les auteurs à d’opportunes révoltes ; un goût secret nous reprend des caractères à la scène et, par suite, du style : lorsqu’on nous remettra des personnes humaines sur les planches, chacune, naturellement, parlera son langage ; avec les marionnettes disparaîtra cette sorte d’idiome neutre que l’auteur, de la coulisse, soufflait à toutes impartialement. Ce n’est pas une révolution, quelque bruit qu’en fassent les charlatans d’une certaine secte, prompts à exploiter ce changement et qui veulent en accaparer le prochain bénéfice ; c’est bien plutôt une restauration, mais sage et libérale, comme elle doit l’être pour durer, une légitime renaissance de l’esprit classique et français, doté pour jamais de franchises nouvelles. L’interrègne est fini, ou plutôt l’occupation des romantiques et des vaudevillistes alliés ; l’ère stérile est close, où les étrangers, chez nous, s’étonnaient de n’être plus en France, mais en pleine barbarie ou, comme on a dit, « en Scribie ; » les auteurs de drames vont renouer les traditions de nos tragiques, les auteurs de comédies vont reprendre un certain Molière pour patron. Non qu’il s’agisse de rétablir le code promulgué par Boileau ni d’imiter en écoliers d’inimitables modèles : — on va pousser à nouveau la recherche de la vérité morale, mais par des voies plus larges, plus nombreuses qu’autrefois ; on va revenir à l’étude de l’âme, sans négliger pour cela le corps ni le décor, le milieu ni le costume ; on va rejeter au magasin les mannequins bourrés d’étoupes, non pour s’adonner derechef à l’analyse de l’esprit pur, ce qui serait déjà bien, mais pour se consacrer à l’étude complexe de l’homme, ce qui vaut encore mieux. Et ne croyez pas que le public ne soit pas mûr pour ces réformes : il les appelle de tous ses vœux. Ne croyez pas non plus que les auteurs nous manquent, ainsi que le prétendent les Jérémies du feuilleton : le vrai, c’est plutôt qu’ils se manquent à eux-mêmes. Ils n’ont qu’à vouloir et à prendre confiance, à jeter au feu bravement « le livre de cuisine ; » pour leur pardonner et les remercier de s’être « mis au-dessus de Carême, » le public, à la fin, dégoûté des vieux ragoûts, n’exige pas qu’ils aient plus de talent qu’ils n’en cachent, mais seulement qu’ils montrent celui qu’ils ont, et surtout qu’ils en fassent un plus courageux emploi. Je suis bien