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Quinze jours après une autre lettre fut adressée à Naples, où demeurait miss Brabazon :

« Lord Athelstone m’a récité hier quelques-uns de ses vers. Rien de plus musical, de plus exquis... mais je ne comprends pas tout... Il me semble qu’il a dû être très malheureux... Est-il possible à son âge d’avoir déjà souffert par l’amour ?.. Et comment une femme a-t-elle pu résister à son affection ?.. — En ce moment, il est assis au coin de notre feu, lisant le journal. La lumière de la lampe tombe sur sa tête. Je veux l’esquisser pour vous : front superbe, que laisse entièrement découvert la lourde masse de ses cheveux noirs, rejetée en arrière sans souci de la mode ; des yeux d’un gris clair ombragés par de longues paupières et au-dessus desquels les sourcils se rejoignent en une ligne droite quand l’émotion ou un sentiment vif ne les rend pas mobiles en allumant le feu intense de la prunelle ; une moustache trop légère encore pour voiler le seul défaut de ce visage : une bouche trop grande et sensuelle. Sauf cette moustache enfantine, le visage est imberbe et la forme de la mâchoire se dessine énergique jusqu’à l’obstination ; une cravate lâche à la Byron fait valoir un cou pareil à celui d’Antinoüs. Par parenthèse, lord Athelstone est très épris de Byron, qu’il est de mode depuis quelques années de diminuer, prétend-il ; si maman voulait l’entendre, je lirais Don Juan, mais maman tient ferme. Il y a eu entre eux une curieuse discussion, lord Athelstone affirmant qu’il considérait comme une injure à toute fille honnêtement douée de supposer qu’elle pût être pervertie par la lecture de Don Juan, dont les beautés sans nombre l’enchanteraient, tandis que les souillures ne lui inspireraient que du dégoût ; ma mère répondant que les jeunes esprits féminins ne gagnent rien à tout connaître, le mal comme le bien, que leur jugement ne s’en forme pas plus vite et que la fleur de l’âme, en revanche, s’envole pour ne jamais revenir, malheur sans compensation possible, ajoutait-elle.

« Lord Athelstone n’a pas cédé, bien entendu : il ne cède jamais ; mais, malgré tout son esprit, je crois que maman devait avoir raison. »

Trois semaines après :

« Mon cher cœur, je suis alternativement au septième ciel et désespérée. Vos avertissemens sont arrivés trop tard, et puis à quoi servent les conseils en pareil cas ? Tous les conseils du monde, si je les avais reçus avant de le rencontrer, n’auraient pu me sauver. A-t-il vraiment du goût pour moi ?.. Les six dernières semaines ont passé comme un rêve. Vais-je me réveiller en sursaut et découvrir que ce n’était qu’un rêve en effet ? Hélas ! je commence à trembler. Toutes ses soirées jusqu’à vendredi dernier, il nous les a consacrées,