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Sur les gradins où s’entassaient les étudians, son costume l’avait fait remarquer. En effet, fût-ce à huit heures du matin, il ne sortait qu’en vêtemens noirs, en cravate blanche et en gants blancs. Il lui fallut l’expérience de la vie de Paris et la persistance de nos railleries pour l’amener à modifier ce costume, qui le faisait ressembler à un garçon de noce. Il était né à Rouen, où son père, Achille-Cléophas Flaubert, était chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu. Il avait fait ses études au collège de sa ville natale, ni bonnes, ni mauvaises, intermittentes selon son tempérament, coupées de lectures que ses maîtres n’eussent pas approuvées, s’occupant plus de Ronsard que de Virgile et plus de Brantôme que de Fénelon. En seconde, en rhétorique, dans les narrations et les discours français, il avait déjà donné preuve d’une puissance de style et d’une ampleur d’images qui furent remarquées. Longtemps on a conservé le souvenir d’une de ses phrases ; il faisait dire à Richard Cœur de Lion : « Le genêt de ma famille est trop haut pour que les abeilles de France puissent y monter ! » Le professeur l’avait félicité et lui avait prédit qu’il marcherait sur les traces de M. Villemain. Flaubert avait fait la grimace, car le compliment ne lui avait point paru sans amertume. À cette époque, il vivait dans la familiarité de Byron et de Shakspeare, que sa connaissance de la langue anglaise lui permettait de lire dans l’original, et Villemain ne lui semblait pas un modèle digne d’être imité. Il avait conçu. au collège une de ces amitiés exigeantes et passionnées qui étaient dans sa nature, pour un de ses camarades plus âgé que lui, qui se nommait Alfred Le Poitevin et qui ne devait pas vieillir. Autant par son âge que par les qualités de son esprit subtil, Le Poitevin exerça une forte influence sur Flaubert, et cette influence fut littérairement bonne. Le Poitevin disait de lui-même : « Je suis un Grec du Bas-Empire. » Il était ergoteur avec un tour byzantin dans la discussion ; il se plaisait aux discussions philosophiques, et parmi les écrivains de l’antiquité préférait ceux de la décadence ; il disait couramment : « Je donnerais toutes les odes d’Horace pour un chapitre d’Apulée. » Il écrivait, était rarement satisfait, de son œuvre, la recommençait et enseigna à Gustave l’art d’être sévère pour soi-même. Tous deux se destinaient aux lettres et s’en cachaient comme d’un crime ; leurs familles ne le soupçonnaient guère et rêvaient pour eux un poste de substitut, qui tôt ou tard deviendrait le siège inamovible d’un conseiller ; aussi avaient-ils été expédiés à Paris pour devenir des juristes. Entre le collège et l’école de droit, Flaubert avait fait un voyage en Corse avec le docteur Jules Cloquet ; il avait dormi sous les pins laryx, s’était baigné dans le golfe de Sartène, avait mangé des cuissots de chèvre et se sentait plus de vocation pour le métier de bandit que pour l’étude des Institutes.