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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/163

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face d’elle dans une calèche close, bien que deux enfans fussent entre eux, et l’aurait laissé prendre plutôt une fluxion de poitrine. Nous n’excuserons pas Nellie.

Ils roulèrent rapidement de la porta Pia à la via Gregoriana, où Athelstone mit pied à terre, non sans avoir recueilli de la bouche de Tricksy quelques renseignemens précieux.

— J’espère qu’il fera beau demain, dit la petite fille dans son zézaiement enfantin, nous irons après déjeuner cueillir des anémones. Maman l’a promis parce que c’est le jour de naissance de miss Dawson. Elle aura dix-huit ans,... elle est bien vieille... Je vais lui offrir un cadeau... et vous?..

— Tricksy, vous me faites honte ! dit Nellie en la grondant.

— Voulez-vous que j’aille vous aider à cueillir des anémones? chuchota Wilfred à l’oreille de Tricksy.

Elle lui répondit oui, tout bas, avec le sentiment vague et triomphant néanmoins de vexer sa gouvernante, qui venait de la gronder trop fort.

Et cette enfant terrible n’était pas seule à conspirer contre le repos de Nellie. Mme Crosbie, elle aussi, allait se venger à sa manière. Elle avait vu du vestiaire, où elle se drapait dans son manteau bleu de madone, Wilfred et miss Dawson monter en voiture ensemble :

— C’est navrant, dit-elle à tous ceux qu’elle rencontra, oui, c’est trop triste... Une si jeune créature et déjà perdue! Après s’être laissé faire la cour toute la soirée par lord Athelstone, elle l’enlève... Quelle conduite choquante ! Mme Goldwin n’est pas de ma société, mais quelqu’un devrait l’avertir.

Lorenzo, de son côté, entrevit une jolie figure de femme dans la voiture qui ramenait son maître; il remarqua, avec cet instinct bien plus vif chez les êtres sans éducation que chez tous les autres, l’agitation de milordo, tandis qu’il se déshabillait, et la rêverie profonde dans laquelle il tomba ensuite, tout en fumant au coin du feu.

— Celle-là, pensait Wilfred, ne me demanderait pas de devenir parfait pour lui plaire, elle m’aimerait comme je suis, avec mes faiblesses. Oh! je voudrais n’avoir rencontré d’autre femme que Nellie!.. Hélas! je ne sais ce que je dis; ma pauvre petite Nell ! pardon!.. Je ne te mentirai pas, je ne mentirai pas à moi-même. Je t’aime parce que tu m’aimes,.. ta chère présence me calme et me console, mais jamais tu ne pourras être pour moi ce qu’est cette femme aux sens glacés, au jugement inflexible !

Il dormit peu, et le lendemain, de bonne heure, donna l’ordre à Lorenzo de faire conduire son cheval au club anglais, puis d’aller jusqu’à la maison de Mme Goldwin, et de tâcher de savoir là, en rôdant devant la porte, de quel côté la signorina irait se promener avec ses petites élèves. Il viendrait le lui apprendre ensuite.