Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que nulle surprise ne rompt, un seul mouvement qui se ranime et se précipite aux bons endroits par des passages naturels, sans ressaut ni secousse. Et le public a d’autant plus goûté cette simplicité de l’intrigue, cette pureté du scénario, qu’il attendait ces malices, ces tours de passe-passe dont M. Sardou est coutumier. De tout cela que faut-il conclure, sinon que le fin du fin, en art, c’est de cacher l’artifice ? que M. Sardou le sait bien, et que d’ailleurs maintenant il connaît trop son métier pour n’en pas mépriser les habiletés faciles? Disons, en terminant, que M. Koning a bien fait de reprendre Brutus, lâche César pour montrer quelles ressources a le talent de M. Sardou; pour suggérer aux critiques un parallèle instructif et bon à mettre sous les yeux des jeunes auteurs; enfin pour confier à M. Landrol un rôle qu’il joue avec mesure et tact, à M. Jourdan un personnage qu’il représente avec bienséance, et pour donner à Mme Lagrange-Bellecour une occasion de faire agréer au public les finesses un peu surannées de son jeu.

Donc le souci des caractères, des mœurs et du style doit dominer celui de l’intrigue : Divorçons nous ramène au point d’où nous sommes partis. C’est justement de là que je veux adresser un salut de bienvenue à M. Jean Malus, l’auteur de Léa, ce drame applaudi à la Comédie-Parisienne. L’ouvrage « tient les planches, » comme un navire bien fait tient l’eau. M. Jean Malus a le don du mouvement scénique ; sa langue est souvent ferme et précise; enfin pas un moment sa pièce n’est ennuyeuse. Savez-vous qu’il a dû louer ses décors et ses comédiens, — qui d’ailleurs sont fort bons, M. Esquier, M. H. Richard et Mme Marie Colombier en tête ? Ce n’est que demi-mal, puisque le public rembourse M. Malus de ses avances; mais peu de jeunes auteurs pourraient fournir un pareil enjeu. Et maintenant apprendrai-je à M. Malus que l’action de sa pièce est mélodramatique, que les mœurs y sont mal peintes et les caractères grossièrement tracés? Ce demi-monde est le demi-monde tel que les innocens l’imaginent; cette Léa est un mannequin pour effrayer les sots moineaux, et non une créature vivante qui souffre et fait souffrir; ce Baskof, son acolyte, qui la poignarde à la fin, n’est qu’un fantoche au regard du coquin de même ordre que MM. Armand Silvestre et Bergerat avaient osé nous montrer dans Ange Bosani. Mais tout cela, M. Malus le sait aussi bien que moi. Doué comme il l’est, il nous doit de sacrifier dans sa seconde pièce aux mœurs, aux caractères, au style plus qu’aux situations et à l’intrigue, aux dieux de « Sophocle » plutôt qu’à ceux de « Pixérécourt. » Que s’il est embarrassé de placer une œuvre littéraire, je lui conseille d’aller voir M. Koning ou M. de La Rounat.


LOUIS GANDERAX.