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pressaient des centaines d’auditeurs. Ce tournoi oratoire dura deux jours entiers sans qu’on arrivât à aucune décision. »

Cependant le bruit se répandit qu’un Khouan très considéré de la confrérie des Snussis, laquelle exerce une domination incontestée dans les oasis de Kufra, arriverait sous peu de Djaradub, où réside le général de la congrégation, et qu’il apportait l’ordre exprès de respecter la vie des voyageurs, de leur témoigner beaucoup d’égards. Cette nouvelle opéra un changement soudain dans les esprits ; les voleurs commencèrent à craindre qu’on ne les obligeât à rendre gorge. « Un Arabe, un Turc, un mahométan, assure M. Rohlfs, aime mieux demeurer enfermé an pain et à l’eau pendant un an dans le trou le plus affreux que de restituer dix thalers ; il n’y a que les coups de bâton qui puissent l’y décider. » Toutefois, Bu-Guetin et Sidi-Agil offrirent de restituer une notable partie de leur butin, pourvu qu’on leur donnât quittance pour le reste et qu’on leur signât un papier attestant que ces galans hommes n’avaient eu que de parfaits procédés à l’égard de M. Rohlfs. Cette proposition donna lieu encore à de longs pourparlers, jusqu’à ce qu’on vit apparaître Sidi-el-Hussein, l’ambassadeur annoncé. Ce saint personnage, plein d’onction, fit tout rentrer dans le devoir ; il distribua aux chiens de chrétiens les dattes les plus savoureuses de son jardin, accompagnées de toutes les consolations que peut procurer la rhétorique. Mais quand on a perdu du même coup ses provisions, ses armes, ses baromètres, ses thermomètres, toutes ses espérances et qu’il faut renoncer à se rendre chez le sultan d’Ouaday, sous peine de lui présenter un parasol imprésentable, la rhétorique ne console guère. Trop heureux fut-on d’obtenir une escorte pour regagner Bengazi où on arriva le 25 octobre 1879. On avait la vie sauve, mais le cœur se gonflait d’amertume en pensant au triste avortement d’une expédition dont la société africaine attendait les plus beaux résultats.

Quand un homme tel que M. Rohlfs ne réussit pas dans ses entreprises, ses échecs même sont utiles à la science. Le récit qu’il nous fait de son malheur et des défaites de sa volonté est aussi instructif pour qui aime à s’instruire que glorieux à son courage. M. Rohlfs n’a pu atteindre les bords du Congo, mais il a séjourné à Kufra. Alors que ses jours et aient en danger et qu’il s’occupait de disputer la tête au fanatisme sanguinaire des Suyas, il ne laissait pas d’avoir les yeux tout grands ouverts. Ce prisonnier condamné à mort persistait à regarder autour de lui et à graver dans sa mémoire tout ce qu’il voyait. Après l’amour, dont on vante les miracles, il n’est pas de passion plus miraculeuse que la curiosité du savant qui continue à prendre des notes quand le fusil d’ un Arabe est braqué sur lui. La géographie, la botanique, la zoologie trouveront à faire leur profit dans la relation de M. Rohlfs ; elle n’offre pas moins d’attrait à ceux que les pierres et les planter intéressent moins que l’animal humain, ses mœurs, ses