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à qui ne paie pas. Quelle affection peuvent-ils avoir pour cette malheureuse province fort négligée, dont on fait peu de cas à Stamboul et dans laquelle le plus souvent on n’envoie pour gouverneur que des intrigans tombés en disgrâce ? Pendant le séjour que fit M. Rohlfs dans l’oasis de Djofra, où son firman avait produit une vive impression, il fut assiégé de doléances, de sollicitations et de placets. Les conseillers municipaux venaient le voir de deux jours l’un, le suppliant d’interposer ses bons offices pour qu’on allégeât leurs impôts et leurs charges. Le kaïmakan le conjurait d’obtenir son rappel ; il avait pris en horreur un lieu maudit où il mourait de faim. Les soldats du Fezzan lui envoyèrent une députation pour se plaindre que, depuis plus d’une année, ils n’avaient pas touché un para de leur solde ; ils attendaient de son obligeance qu’il enjoignît au mutessarif de leur acquitter quelques mois de leur arriéré. « Quelle obstination dans la patience possèdent ces pauvres gens ! » s’écrie M. Rohlfs à ce propos. Mais la patience n’est pas de l’amour, il s’en faut bien.

Croira-t-on qu’à défaut de la Tripolitaine, la Turquie soit une patrie pour les bourgeois du désert ? Mais d’abord qui peut savoir où commence et où finit la Turquie ? C’est le secret de Mahomet. Et puis que représente aux yeux des simples le vaste empire des Osmanlis ? Une confusion de races et de nations. Personne n’a la tête moins métaphysique qu’un Arabe ; les abstractions ne le touchent guère. Ce qu’il sait, ce qu’il comprend, c’est qu’à Stamboul réside un sultan qui est le kalife, le souverain spirituel, le commandeur de tous les vrais croyans, et c’est par là seulement qu’il est Turc. L’Arabe des oasis a quelque attachement pour l’endroit où il est né, pour les palmiers à l’ombre desquels il a grandi, surtout s’il a le bonheur d’en être devenu le propriétaire ; mais sa vraie, sa seule et chère patrie, c’est sa religion, et il est aisé après cela de s’expliquer son fanatisme. Il en va de même des catholiques de la Syrie, qui n’ont pas d’autre patrie non plus que leur catholicisme ni d’autre affection naturelle que pour ceux qui protègent leur foi. « Quand je saurai quel est ton catéchisme, peut-on dire dans tout l’Orient, je saurai quelle est ta politique. » Dans tous ses voyages à travers la Méditerranée, qui se chiffrent par douzaines, M. Rohlfs a toujours été frappé du nombre d’ecclésiastiques, de moines et de religieuses qui s’entassent sur les paquebots français. « Le prêtre et la nonne, nous dit-il, sont de puissans instrumens politiques dans la main du gouvernement français. Au patronage qu’il leur accorde est due toute l’influence que la France exerce en Orient et qu’elle exploite avec art, protégeant au loin les jésuites qu’elle chasse de Paris. Peu importe à cet égard qu’elle soit gouvernée par un roi très chrétien, par un empereur, par un président ou par un communard. En matière de politique étrangère, ce dernier deviendra bien vite un communard très chrétien pour ne pas compromettre le prestige de son pays sur tous les