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vous teniez à la vérité des mœurs, vous rabattrez, dès que paraîtra ce comte, de l’intérêt que vous portez à l’ouvrage. Vous ne suivrez que d’un esprit distrait les péripéties de la vengeance que le mari de la blanchisseuse tirera de son insulteur. A peine si vous remarquerez que la pièce est plus clairement ordonnée, mieux conduite et plus vivement que la plupart des pièces tirées, comme celle-ci, de romans-feuilletons ; à peine si vous garderez assez d’équité pour applaudir comme elle le mérite Mme Marie-Laure, fort touchante dans le rôle de cette Lucrèce de faubourg ; vous serez tout à votre rancune contre ce traître d’auteur qui vous donne appétit de littérature et de vrai drame pour ne vous rien servir que la viande creuse d’un mélo, et vous repousserez avec colère ce ragoût d’aventures qui ne saurait tenir lieu de substantielle nouveauté. Nous attendions de M. Bouvier une étude de mœurs populaires, et telle scène de son drame prouve qu’il pouvait nous la donner. Qu’il nous raconte la Belle et la Bête plutôt que cette fable déplaisante du comte et de la blanchisseuse ; alors nous n’exigerons pas de lui même une parcelle de vérité, et si nous ne prenons à ce récit qu’un plaisir médiocre, cependant nous n’aurons pas le droit de nous plaindre d’une déconvenue.

C’est qu’en dehors de l’étude des caractères et des mœurs, encore un coup, au théâtre, il n’est plus de salut. Qui me citerez-vous, de grâce, mieux doué que Dumas père pour l’invention des aventures et la conduite des intrigues ? Et parmi tous ses ouvrages, quel pourrez-vous marquer où sa trouve une plus grande richesse, une plus merveilleuse variété d’événemens, que dans ce fabuleux récit des malheurs, des justices et des vengeances du prisonnier Dantès, comte de Monte-Cristo ? A chaque page du roman, dans chaque scène du drame éclate ce génie d’imagination que Michelet reconnaissait pour une force de la nature, et qui pouvait se targuer, comme Dantès lui-même, des libéralités de Dieu, « qui n’avait rien à lui refuser. » en bien ! le mois dernier, les directeurs de la Gaîté nous ont conviés à la reprise de Monte-Cristo. Les hommes déjà mûrs se rendaient à ce spectacle comme à une fête commémorative de leur jeunesse encore proche ; nous étions, nous leurs cadets, dans une attente animée d’allégresse ; le double prestige du nom de l’auteur et du titre charmait par avance le public assemblé. De ce plaisir et de ces émotions que tous se promettaient, faut-il dire qu’à l’épreuve personne n’a rien ressenti ? Non, sans doute, et nous reconnaissons que cette mauvaise herbe de l’ennui n’a pas envahi encore l’édifice du grand Dumas. Mais quel genre de plaisir goûtait ce public si favorable, ou du moins si bien averti qu’il devait trouver dans l’ouvrage de quoi s’amuser ? Chacun suivait les péripéties du drame comme une série de tours ingénieux ; chacun admirait l’aimable prestesse de l’auteur, sa vive bonhomie,