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trempés pour attendre de pied ferme le choc d’une ligne serrée de ces colosses du règne animal s’avancent d’un trot pesant et régulier comme des montagnes vivantes, avec une force d’impulsion qui semblait irrésistible. Aussi s’efforça-t-on d’augmenter leur apparence bizarre et terrible par la façon dont on les caparaçonnait avec des housses rouges et de grands panaches. On leur peignait le front et les oreilles en blanc, en bleu, en rouge, car on avait remarqué que, quand les éléphans entrent en fureur, ils dressent leur trompe et étalent d’une manière effrayante leurs larges oreilles, et on voulut, en revêtant ces parties de couleurs éclatantes, les rendre plus apparentes et en augmenter l’effet, » Les Romains n’en avaient jamais vu avant la guerre de Pyrrhus, et ils ne possédaient pas même dans leur langue un mot pour les désigner. Ils les appelèrent d’abord des bœufs de Lucanie, du pays où ils les avaient pour la première fois rencontrés. A Héraclée, les chevaux prirent peur en face de ces bêtes monstrueuses qu’ils ne connaissaient pas ; les légionnaires eux-mêmes furent effrayés, et Pyrrhus remporta la victoire. Mais ce n’était qu’une surprise, et des gens de cœur comme les Romains devaient bientôt se rassurer. Curius Dentatus, à Bénévent, imagina de placer devant la ligne de bataille un rideau de tirailleurs chargés de harceler et d’effrayer les éléphans. On vit alors ces formidables animaux, que leur état d’ivresse rendait sourds à la voix de leurs conducteurs, rebrousser chemin brusquement, se retourner contre leur propre armée, l’écraser sous leurs pieds et la mettre en déroute. Pyrrhus, à qui ses victoires, qui lui coûtaient si cher, ne donnaient pas beaucoup de confiance, perdit tout à fait courage quand il se vit vaincu, et revint au plus vite en Épire, abandonnant à la colère des Romains les Tarentins, ses malheureux alliés, qui payèrent pour eux-mêmes et pour lui.

Sybaris fut peut-être plus puissante encore que Tarente, mais sa puissance dura très peu. C’était une colonie d’Achéens, qui, à peine établie sur le sol de l’Italie, se trouva assez forte pour envoyer elle-même des colonies autour d’elle. Le secret de ce développement rapide, c’est qu’elle n’avait pas le patriotisme étroit des autres Grecs et leur vanité jalouse, qui leur faisait éloigner d’eux les étrangers. Au contraire, elle les accueillait volontiers et en faisait vite des citoyens. Aussi regorgea-t-elle bientôt d’habitans. Elle avait, nous dit-on, dans ses temps les plus prospères, 9 kilomètres de tour et comptait cent mille citoyens, indépendamment des femmes, des enfans et des esclaves. Elle était alors très active et fort laborieuse : il y eut un moment où les Sybarites se donnaient la peine de travailler ! Ils y étaient bien forcés pour vivre. La plaine au milieu de laquelle s’élevait leur ville était un marécage ; il fallait le dessécher au plus vite ou se résigner à périr de la fièvre. Ils se mirent