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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/494

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non plus ne veut pas bouger avant la Bavière. Plût au ciel qu’ils fissent un mouvement[1] ! »

Quand on veut détrousser un voyageur sur une grande route, l’essentiel est que personne ne s’en doute. Si l’on peut même passer pour un ami cheminant dans sa compagnie, le succès du coup est plus assuré. Le mystère convenait donc avant tout au plan de Frédéric, et quelque chose même de plus que le mystère, l’équivoque. Il fallait non-seulement que le but et le moment de l’exécution restassent inconnus jusqu’à l’heure décisive, mais que le jour où les troupes paraîtraient sur la frontière, on pût croire qu’elles venaient du consentement et sur l’appel des souverains légitimes de la province envahie. De cette sorte, aucune mesure défensive ne serait prise, et les populations elles-mêmes, pensant avoir affaire à des alliés, n’auraient pas l’idée de la résistance.

Dans cet honnête dessein, tout fut mis en œuvre pour entretenir l’illusion jusqu’à la dernière heure. Ainsi s’explique d’abord tout naturellement cette reconnaissance empressée de la royauté de Marie-Thérèse qui toucha jusqu’aux larmes l’innocence de la nouvelle reine et qui n’était destinée qu’à l’endormir dans une fausse sécurité. Au même moment, en effet, le ministre de Prusse à Vienne recevait communication de tous les détails de l’invasion projetée, avec ordre de feindre de l’ignorer entièrement et de démentir tous les bruits qui pourraient circuler. Puis la Correspondance politique nous fait connaître une série de dépêches adressées aux agens prussiens dans les diverses cours ; toutes pleines de protestations d’amitié pour la maison impériale et sur un ton particulièrement vif, là où l’Autriche, étant bien vue, pouvait être bien informée. A Versailles seulement, le langage prescrit prend une teinte un peu différente, et quelques allusions discrètes y sont faites, comme pour tâter le terrain, à l’intérêt qu’aurait l’Allemagne à se délivrer de la prépotence autrichienne. C’était nécessaire pour tenir la porte ouverte à tout événement et rester en quelque sorte à cheval sur les deux conduites opposées. On peut remarquer cependant que, soit que l’intérêt de cajoler l’Autriche l’emportât sur toute autre pensée dans cette première phase de l’opération, soit que, comme le soupçonnait le marquis de Beauvau, la haine de la France fût chez Frédéric un sentiment irrésistible dont il ne pouvait contenir l’expression, les appréciations sur les ministres de Louis XV sont toujours amères, dédaigneuses, presque outrageantes, alors même que l’instruction donnée est de les ménager en vue de l’éventualité d’une alliance possible.

On saisit toutes ces nuances au vif et au naturel dans une note

  1. Droysen, t. I, p. 348.