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d’un caractère tellement intime qu’on s’étonne un peu de la franchise courageuse qui l’a mise au jour. C’était un papier sur deux colonnes, portant d’un côté les questions du ministre Podewils et de l’autre les réponses de Frédéric. Le ministre demande sous quel jour les intentions du roi doivent être présentées à Saint-Pétersbourg, à La Haye et à Londres. Le roi répond : « A chaque cour d’une façon différente : à Londres, il faut dire que, sachant sûrement que le duc de Lorraine veut conclure avec la France, je m’approche de Vienne pour les forcer en quelque sorte à se mettre du parti des marins et de la religion (les puissances maritimes et protestantes). A La Haye, il faut, assurer qu’on ne veut point troubler le repos de l’Europe, que Frédéric-Guillaume a servi l’empereur Léopold et qu’il en a été récompensé d’ingratitude et que je me dédommage d’avance et servirai après. A Hanovre, à Mayence, il faut parler du cœur patriote qu’il faut (sic), et que je veux soutenir l’empire et protéger les débuts d’une maison faible. » « Mais, répond le ministre, en faisant part en gros au ministère français des motifs de Votre Majesté, ne doit-on pas leur laisser entrevoir à mots couverts que cette entreprise pourrait tourner au plus grand avantage de la France ? » Réponse : « Bon, il faut faire patte de velours à ces b…[1]. »

C’est là ce que M. Droysen appelle une grande combinaison politique et où il voit le germe d’où devait sortir un jour la patrie allemande. Avant Frédéric, nous dit l’historien prussien, on était ou Autrichien, ou Français, jamais Allemand. Frédéric est le premier qui ait su avoir une politique à lui, indépendante et vraiment nationale. « Si l’Allemagne eût existé alors, s’écrie-t-il avec enthousiasme, elle eût compris que Frédéric servait sa cause. » On pourrait faire observer que cette liberté d’esprit d’un prince allemand, cherchant son point d’appui indifféremment au dedans ou au dehors de la patrie commune, suivant qu’il y trouve son intérêt personnel, paraît plutôt le contraire du patriotisme. Mais, en fait de sentiment national, chacun l’entend comme il lui convient, et en ce genre comme en tout autre, il ne faut pas disputer des goûts. Où l’on serait plus tenté encore de contredire M. Droysen, c’est quand il ajoute, avec tout le sérieux germanique, que la conduite de Frédéric fut l’application rigoureuse des doctrines morales et puritaines telles qu’il les avait professées dans l’Anti-Machiavel. Mais ici encore il faut s’arrêter, parce que le différend, touchant à la morale, porterait sur des points plus graves encore.

Quoi qu’il en soit, morale ou non, et peut-être parce qu’elle ne l’était guère, la machine fut assez bien montée pour faire naître et durer l’erreur d’optique dont, comme on l’a vu, tout le public

  1. Pol. Corr. T. I, p. 28 et 29.