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se divisait en deux groupes, — les Grecs et les barbares. Les peuples grecs eussent été en conséquence traités en amis, les peuples barbares en ennemis ; l’ennemi, quand on le laissait vivre, ne pouvait être alors qu’un esclave. Alexandre eut la gloire de répudier le premier ces idées d’un autre âge; il ne se contenta pas « de rechercher partout sans acception de nationalité, les hommes de mérite; » il voulut conserver aux peuples conquis leurs institutions, leurs coutumes ; il respecta jusqu’à leurs préjugés. Les autres conquérans n’avaient su, suivant la parole du prophète, « qu’enlever les bornes des peuples, dépouiller les princes, arracher de leurs trônes les rois les plus élevés; » Alexandre devient le gardien vigilant des contrées que son épée a rendues sans maître; il les rassemble toutes avec une égale sollicitude sous son aile « comme les œufs encore chauds d’un nid abandonné. » L’élève d’Aristote se distingue ici de Mahomet et de Charlemagne : il se rapproche une fois de plus de Napoléon. Ce n’est ni un dogme nouveau ni une réforme politique ou morale qu’il apporte, c’est un équitable arbitrage entre le monde ancien qui ne pouvait renaître et le monde nouveau qui ne savait pas encore comment vivre. La modération d’Alexandre, sa sollicitude pour les vaincus choquèrent également les Macédoniens et les Grecs ; de là, tant de calomnies, tant de contes ridicules dont nous avons peine aujourd’hui à débrouiller le chaos.

Faisons avec Sainte-Croix, avec Charles Müller, guide au moins aussi sûr, un rapide examen des diverses appréciations dont le vainqueur d’Issus et d’Arbèles a été l’objet; demandons-nous surtout de quelles archives dignes d’être consultées ces appréciations sont sorties. De l’année 336 à l’année 331 avant notre ère, que rencontrons-nous? Une admiration exaltée, un panégyrique sans nuage. Tout est à la joie, au triomphe; Alexandre a pour historiographes ses précepteurs ou ses compagnons d’enfance : Anaximène de Lampsaque, ce philosophe obèse et d’un âge déjà mûr, qui promène dans le camp sa tenue négligée; Callisthène d’Olynthe, le cousin, — nous dirions aujourd’hui le neveu à la mode de Bretagne, — d’Aristote; Marsyas de Pella, frère utérin d’Antigone et son aîné de vingt ans, familier du fils de Philippe, dont il a, dès l’âge le plus tendre, partagé l’éducation et les jeux : voilà les trois écrivains qui se dévouent, dès cette heure, à célébrer les exploits du roi. Éphore l’Éolien, auteur d’une Histoire du Péloponèse en trente livres, sollicité de passer en Asie, s’est fait excuser. Callisthène est en ce moment le plus outré dans ses louanges, le plus emphatique dans ses narrations. Aristote, qui se méfie de son enthousiasme trop facile presque autant que de son naturel frondeur, lui a cependant recommandé de s’entretenir le moins souvent possible avec Alexandre. « Le plus sûr, lui dit-il, vis-à-vis des oreilles