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peindre par lui ; plusieurs de ses riches compatriotes en firent autant. C’était la gloire qui venait, c’était aussi la fortune. Est-il surprenant qu’un jeune homme de vingt-quatre ans s’en soit trouvé étourdi ?

Bellori raconte qu’on commença dès lors à voir le « peintre chevaleresque » se promener par les rues de Rome tout vêtu de velours, chargé de colliers d’or, portant plumes et joyaux à sa toque, toujours suivi d’une longue escorte de serviteurs. Pour peu qu’il eût déjà cette façon de regarder les gens par-dessus l’épaule, qu’on remarque dans quelques-uns de ses portraits, c’était plus qu’il n’en fallait pour offusquer les peintres de son âge, presque tous mal vêtus et mal rentes qui, venus de tous les bouts de l’Europe pour faire leur apprentissage, battaient les dalles de la ville éternelle. Ses succès d’artiste et ses succès mondains s’ajoutant à ces habitudes fastueuses et à ces allures impertinentes, exaspérèrent au plus haut point la jalousie de ses compatriotes. Un certain nombre de peintres flamands et hollandais, grosses gens pour la plupart, d’intelligence inculte et de gaîté bruyante, avaient tenté de frayer avec lui lors de son arrivée. Dans ce cénacle septentrional, on ne se piquait ni de mœurs délicates ni de manières choisies. Un érudit italien a dernièrement recueilli sur leur compte, dans les archives des notaires et dans les registres de police, toutes sortes de détails peu édifians. La plupart d’entre eux connaissaient le chemin de la justice autant que le chemin de l’atelier[1]. Ce ne sont qu’arrestations et amendes pour rixes au cabaret, querelles chez les filles, tapages nocturnes, bris de clôture, guet-apens, coups et blessures, tentatives de meurtre. Quelquefois la chose se passe entre Italiens et Flamands ; le plus souvent cela reste en famille, entre gens du Nord endurcis aux coups. L’Osteria della luna était le théâtre ordinaire de ces réjouissances ; c’est là qu’on fêtait, suivant un vieil usage, par une ripaille gigantesque, la bienvenue à tout Flamand nouveau débarqué. La fête se terminait par le baptême de l’invité, auquel on décernait un sobriquet. Van Dyck avait, paraît-il, décliné cet honneur. Quand on le vit choyé et fêté par toute la société romaine, la fureur de ceux qu’il avait dédaignés ne connut plus de bornes. Nous ignorons quels mauvais tours on lui joua, quelles calomnies infâmes on débita sur son compte ; toujours est-il que, suivant le prudent anonyme du Louvre comme suivant ses prédécesseurs, le séjour de Rome ne tarda pas à lui devenir insupportable et qu’il s’en échappa au plus vite pour regagner le Nord. Il rencontra en chemin la comtesse d’Arundel, qui le pressa de visiter Milan et Turin ; mais, après quelques mois

  1. A. Bertolotti, Artisti belgi ed olandesi a Roma nei secoli XVI, XVII ; Firenze, 1880, p. 91, 111.