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ses arsenaux, de sa commode interprétation des lois de la neutralité, de ses complaisantes et hâtives appréciations des titres des rebelles à être reconnus comme belligérans ? Tous ces griefs seront réunis en un faisceau, formeront une question dont le titre seul les résumera tous et dira la portée menaçante. Ce sera la question de l’Alabama, et la question de l’Alabama est posée. Par elle, deux grandes nations maritimes (les plus puissantes de toutes) sont mises en présence : toutes deux animées, malgré le cours du temps, et les progrès des idées modernes, d’une de ces haines vigoureuses de famille qui gardent le mieux le souvenir des injures reçues et l’âpre désir de les venger. De ces deux nations, l’une a une flotte cuirassée incomparable par le nombre et la puissance des vaisseaux qui la composent ; elle sera sûrement, elle est déjà la reine de l’Océan ; partout où ses escadres se présenteront, elles sont sûres de la victoire, que dis-je ? elles ne rencontreront pas d’adversaires. Les États-Unis n’ont pas un seul cuirassé de haut bord à leur opposer[1]. Qu’importe ? la question de l’Alabama est posée : Com-

  1. Le Temps du 8 janvier publia, dans sa correspondance, la note suivante sur les difficultés morales de la création de la marine de guerre américaine : « La création d’une nouvelle marine militaire est, en effet, plus que jamais le rêve des hommes d’état américains, et il n’est guère douteux que la tâche ne soit très prochainement entreprise. Le principe est dès à présent adopté ; on en est à l’étude d’un plan d’ensemble et aussi à l’organisation des voies et moyens. Il est donc très naturel que M. Arthur y regarde à deux fois avant de choisir l’homme qui sera chargé d’une mission de cette importance ; et cette prudence très louable se complique d’une considération délicate : c’est que, aux États-Unis comme ailleurs, la comptabilité en nature de la marine a toujours été la bouteille à l’encre. Les arsenaux et les ateliers ont été de tout temps livrés au pillage ; des centaines de millions de dollars s’y sont engloutis sans qu’il en reste rien que quelques méchantes carcasses de vaisseaux dont pas un ne serait capable d’accepter le combat, — et encore moins de l’éviter, a dit un amiral. Tout est donc à créer, personnel et matériel, et il faudra une main sûre pour le nettoyage d’abord, pour l’édification ensuite. Or là, plus qu’ailleurs, M. Arthur est embarrassé pour rester indépendant du général et de son entourage, sans froisser de vieilles amitiés, car ce sont encore les traditions de ce temps-la qui règnent dans l’administration de la marine, et ce sont les plus détestables traditions d’une époque où la corruption officielle atteignait aux dernières limites du cynisme. »

    Et nous extrayons du Army and Navy Journal, de décembre 1881, les renseignemens suivans :

    « La commission estime qu’il y a lieu de créer une flotte cuirassée, mais qu’il n’y a lieu d’y procéder qu’après avoir terminé les trente-huit navires suivans non cuirassés :

    « Cinq béliers en acier, 2,000 tonnes ; cinq canonnières porte-torpilles ; dix croiseurs porte-torpilles ; dix bateaux torpilleurs pour la défense des côtes et enfin les huit croiseurs en construction déjà.

    « Ce programme ne sera achevé que dans huit ans. Les Américains ne se montrent donc pas empressés d’avoir une flotte cuirassée. Cette parole énergique d’un de leurs amiraux les plus distingués, qu’avec les navires actuels il serait plus difficile encore de refuser le combat que de l’accepter, même avec la certitude d’être vaincu, montre bien la pensée qui a dirigé la commission. Elle veut des navires à grande vitesse, pouvant refuser le combat et l’imposer à son heure. »