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surpris l’individualité ? Personne, comme lui, ne s’entend à peindre l’eau, et quelle variété de touche, quelles nuances de pinceau ! L’eau qui fait aller le moulin de la Belle Meunière n’est point la même que l’eau du svelte et clair ruisseau où, par miles roseaux et les cailloutis, danse la truite vagabonde. Il a, comme nous disions en rhétorique, des onomatopées dont aucun musicien avant lui ne s’était douté, il a des roulemens, des rythmes, des tic-tacs qui réveillent en vous la mémoire de mille bruits perçus réellement et qui vous reviennent… Tenez, c’est un paysagiste incomparable !

— Dites aussi, un romancier, un conteur, un fabuliste, car pour se rendre bien compte des formes qu’il emploie, pour apprécier ses rythmes à leur valeur, il vous faut d’abord pénétrer au cœur du sujet. Dans ce poème de la Truite, l’eau s’amuse, elle danse et rit au soleil, il n’y a que chanson, clapotement et miroitement ; à peine sur la dernière mesure, à l’instant où la pauvre petite est prise au piège, une ombre effleure le cristal, qui tout de suite redevient limpide et chatoyant : l’eau qui coule dans le roman de la Belle Meunière est moins folâtre, car elle jase avec le moulin qui lui raconte les amours de la meunière avec le chasseur et recueille aussi la plainte du pauvre apprenti délaissé qu’elle revoit chaque nuit assis au clair de lune sur ses bords et rêvant au suicide. Cette eau-là s’attend à jouer avant peu son rôle dans quelque événement tragique et roule déjà des pressentimens. On cherche des sujets de ballet, connaissez-vous quelque chose de plus romantique et de plus touchant à représenter à l’Opéra que ce poème de Wilhelm Müller découpé par Schubert en petits actes : le départ, le moulin, la belle meunière, le chasseur, l’amour trahi, la plainte au bord de l’eau, la délivrance ; mais ce serait une vraie fête !

— Oui, pour vous, pour moi, pour nos amis, mais si vous croyez que cela ferait l’affaire du public, vous vous trompez étrangement. Le public n’aime que les poncifs et vous plante là dès qu’il s’aperçoit que vous voulez l’induire en poésie. Vous me citez Schubert, je vais invoquer Mendelssohn. Que diriez-vous par exemple de cette affiche : le Songe d’une nuit d’été, opéra en deux actes, paroles de Shakspeare et musique de Mendelssohn ? Eh bien ! je l’ai proposée à Véron, moi qui vous parle.

— Et il vous a répondu : le Songe d’une nuit d’été ! une fantaisie dans la lune avec un très joli scherzo, cela coûterait fort cher à monter, mais divertirait beaucoup Habeneck.