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à l’élève d’un tel maître. Mais le prodige éclatant qu’à l’origine le génie des Van Eyck avait réalisé, le génie de Rubens allait, dans des conditions tout aussi imprévues, en renouveler le miracle.

Le musée de Berlin, bien qu’il porte le nom de Rubens inscrit quinze fois à son catalogue, ne possède cependant aucune de ces productions capitales telles qu’en ont la plupart des grandes galeries de l’Europe. Le désir très louable de combler cette lacune a sans doute contribué pour beaucoup à l’achat récent du grand tableau de Neptune et Amphitrite, qui, au printemps dernier, a été payé au comte de Schœnborn la somme respectable de 250,000 francs. Le prix élevé aussi bien que le mérite fort discutable de cette toile ont soulevé entre la presse berlinoise et la direction des musées une polémique longue et acharnée. Pour nous, qui n’avons aucune raison de nous passionner en cette affaire, il nous paraît que l’œuvre dont il s’agit ne mérite ni les louanges ni les critiques excessives dont elle a été l’objet. Son attribution à Rubens, tour à tour niée et soutenue avec une grande abondance d’argumens, nous la trouvons possible, mais sans penser pour cela qu’elle fasse grand honneur au maître. Dans cette composition assez banale, une seule figure, celle d’Amphitrite, nous semble digne de lui, à cause de son exécution facile et de la blonde et claire transparence de ses ombres. Quant aux autres personnages, ils sont d’une insignifiance parfaite ; le coloris général est dépouillé et la facture froide et sans charme. Assez peu recommandable par son mérite, l’œuvre deviendrait intéressante par sa date, s’il fallait toutefois accepter celle de 1609, à laquelle conclut un des directeurs[1]. La thèse nous paraît peu soutenable. En admettant que l’œuvre soit sortie de l’atelier de Rubens, c’est plus tôt ou plus tard, croyons-nous, qu’il conviendrait d’en placer la date : plus tôt, si on la suppose tout entière peinte de sa main encore inexpérimentée ; plus tard, si, pour expliquer les traces nombreuses de timidité ou de défaillance, on consent à y reconnaître la collaboration des élèves, dont, quelques années après 1609, le maître, désireux de battre monnaie, utilisait un peu trop largement le concours. Sans être un chef-d’œuvre, le Saint Sébastien du musée de Berlin, qu’on s’accorde à considérer comme ayant été peint vers 1606, pendant le séjour de Rubens en Italie, nous montre une entente du tableau, une décision, des qualités de coloris et un entrain qui font par trop défaut à cette grande machine mythologique.

Sans nous arrêter aux autres toiles plus ou moins suspectes, plus ou moins insignifiantes qui se réclament du nom de Rubens, nous trouverons une expression plus heureuse de son talent dans ses

  1. Neptune et Amphitrite de Rubens, article de M. J. Meyer. Jahrbuch der Kœnh glichen Kunstsammlungen, 1881.