Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et l’affirmation, qui, au point où nous en sommes, se valent. Il va sans dire qu’elle exclut le matérialisme, qui est une explication de ce que nul ne peut expliquer. Elle ne cache pas non plus ce que le naturalisme a d’exorbitant ; car elle dit comme M. de Maistre, en parlant de la nature : « Quelle est cette femme ? » Si la nature représente l’ensemble des choses à nous connues, tant mieux ; cette connaissance est, comme ces choses, relative, expérimentale, et laisse en dehors les régions de ce que nous appelons l’inconnaissable, et dont nous nous reculons, justement à cause de ce nom qu’elles portent. Si, au contraire, la nature représente un pouvoir infini, auteur et arrangeur de l’univers, tant pis ; nul savoir positif ne rencontre au bout de ses recherches de pouvoir, qui, dès lors, doit être rigoureusement passé sous silence. Expérimentalement, nous ne savons rien sur l’éternité de la matière, ni sur l’hypothèse-Dieu. Sur quel fondement déclare-t-on la matière éternelle ? Sur ce que nous ne la voyons jamais ni croître, ni décroître, ni naître, ni périr ? Mais ce qui est un dogme assuré dans les limites du connaissable, ne le dépasse pas et ne vaut pas plus que toute autre expérience ; c’est-à-dire que l’expérience ne nous apprend rien sur l’origine ni la fin du temps. Nous ne savons donc pas si le monde est illimité dans le temps, pas plus que nous ne savons s’il est limité dans l’espace, ni réciproquement s’il est illimité dans l’espace et limité dans le temps. — Et de même certains philosophes ont tort de reprocher à Laplace « l’insolence » qu’il se permettait en bannissant Dieu de l’explication du monde comme une hypothèse inutile. Insolence, dit M. Littré, n’est pas du style philosophique. S’il y a une insolence de la part de celui qui nie, il y en a aussi de la part de celui qui affirme, et la philosophie positive renvoie les deux plaideurs dos à dos. Eux-mêmes, ces philosophes, ces métaphysiciens, quand ils parlent d’un principe supérieur d’ordre, d’harmonie, d’unité, n’avouent-ils pas que ce principe, Dieu en d’autres termes, échappe à toute perception sensible, à toute investigation scientifique ? Ce qui échappe à toute perception sensible, à toute investigation scientifique, qu’est-ce autre chose qu’une hypothèse sur laquelle les opinions sont libres sans insolence[1] ? — Et ailleurs, résumant dans les plus, fortes expressions toute sa doctrine à cet égard : « On ne doit pas, répond-il à M. Stuart Mill qui lui paraît avoir enfreint cette loi essentielle, on ne doit pas considérer le philosopher positif comme si, traitant des causes secondes, il laissait libre de penser ce que l’on veut des causes premières. Non, il ne laisse là-dessus aucune liberté ; il déclare les causes premières inconnues, inconnaissables. Les déclarer inconnaissables, ce n’est ni les affirmer, ni les nier. L’absence

  1. Transrationalisme. (Revue de philosophie positive, janvier 1880, p. 42. )