Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/416

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait fortune. Il s’agit ici d’une jeune femme qui fait ses confidences à un esprit familier : Tu sais, lui dit-elle, comment sont allées les choses. Maman était morte, je restai seule au monde : l’oncle Rinucci, la tante Rinucci et la cousine Rinucci m’ouvrirent les bras à leur manière, c’est-à-dire me reçurent chez eux les premiers jours… L’oncle dressa l’inventaire de l’héritage et l’accepta en mon nom, la tante essaya de me distraire en me donnant son linge à ravauder, la cousine s’attribua quatre ou cinq bagues, un médaillon et un petit châle de soie bleue, fait exprès, à son avis, pour s’assortir à ses cheveux blond d’étoupe. Un jour… Mlle Virginie (la cousine) me fit savoir que mon nez ne lui plaisait pas ; ne pouvant le changer à sa convenance, je la priai de ne pas mettre le sien dans ce qui ne la regardait pas et de se regarder au miroir. Depuis ce jour, la guerre fut déclarée… L’autorité de l’oncle Rinucci intervint, on m’enferma dans un pensionnat. C’était un peu tard, j’avais dix-neuf ans sonnés, mais je n’étais pas fâchée de quitter mon tuteur ; je passai là deux années assez bonnes. Une fois ou deux par mois, je retournais aux embrassemens de l’oncle Rinucci ; je trouvais toujours chez lui quelque ravaudage qu’on avait mis de côté pour ma distraction et quelque nouvelle amabilité de ma petite cousine. J’y trouvai aussi Léonard. J’avoue qu’il me parut joli garçon : je ne m’arrêtai pas à remarquer qu’il était trop long, trop myope, trop complimenteur, trop frivole ; je ne vis en lui que de l’élégance, de la désinvolture, un air un peu indolent, mais comme il faut. Je prêtai l’oreille à sa conversation, d’où ne sortait pas une idée, et il me semblait que ce moulin à paroles me révélait un monde que je n’avais pas encore vu de près : un monde où les femmes sont habillées de soie et de velours et où les hommes portent le lorgnon sur l’œil. À dire vrai, je n’aurais point voulu y vivre toujours, mais y entrer au bras d’un mari long, élégant, désinvolte et myope, y passer seulement en tirant derrière moi une traîne de velours et cent œillades indiscrètes, et puis en sortir bien vite pour regagner une petite maison bien tranquille, où je retrouverais le chat, la cage des canaris, la robe de chambre, le feu allumé, la causerie à deux, le dernier roman publié, la fête de tous les jours, — ah ! oui, cela me séduisait. M, Léonard était très aimable avec tout le monde, et particulièrement avec moi ; je ne m’en serais pas aperçue si ma petite cousine n’avait pas eu la naïveté de me montrer son dépit ; je devins donc avec M. Léonard un peu plus coquette qu’il n’eût fallu, si bien qu’il me crut folle de lui, je le crus en retour fou de moi, dont Virginie enrageait, et cette rage me rendait très fière… Je gagnai ainsi mes vingt et un ans, et mon premier acte d’émancipation fut de déclarer que je ne voulais plus rester à l’école ; je revins donc aux