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atteindre, que leur histoire ne se confond point dans l’histoire universelle, qu’ils sont un peuple à part ; c’est une pensée où se complaît leur fierté, et leur caractère s’en ressent. Comme la Grande-Bretagne, tout Anglais est une île, où le débarquement n’est pas toujours commode ; il y faut quelque cérémonie. Quand l’Anglais déclare que sa maison est son château, il entend par là un vrai château fort, entouré de larges fosses qu’il est facile d’inonder et qu’on ne peut franchir que par des ponts-levis. Si sociable qu’il puisse être, il veut être insociable à ses heures, s’en ménager les moyens, et s’il lui plaît, s’enfermer chez lui et dans son bonheur égoïste, en clore la porte, dire à tout venant : On ne passe pas. Les prérogatives qu’il réclame pour lui-même, il les revendique également pour son pays, et il se félicite d’habiter un royaume séparé du continent par un canal assez étroit pour qu’on puisse le traverser en quelques heures, assez large pour garder l’Angleterre. de toute injure.

Les signataires de la protestation ont appelé Shakspeare à leur secours, ils ont cité tout au long un passage célèbre de Richard II : « Cette le porte-sceptre, s’écriait Jean de Gand, cette terre de majesté, cette forteresse que la nature s’est bâtie à elle-même contre l’invasion et les violences de la guerre, cette florissante pépinière d’hommes, ce petit univers, cette pierre précieuse enchâssée dans la mer d’argent qui lui sert de fossé de défense contre l’envie de pays moins heureux, this precious stone set in the silver sea, ce coin béni, ce royaume ; matrice féconde de rois souverains, ce cher pays est maintenant affermé comme un petit fief… Ah ! prononcer de telles paroles me tue. Cette Angleterre entourée par la mer triomphante, et dont les rivages rocheux repoussent les assauts jaloux de Neptune, est maintenant enchaînée honteusement, par des, liens de parchemins pourris et tachés d’encre. Cette Angleterre qui avait coutume de conquérir les autres peuples, a fait une honteuse conquête d’elle-même. » — Oui, Shakspeare a été prophète, comme lord Dunsany, et Jean de Gand avait prévu le tunnel. Ces parchemins odieux, tachés d’encre, sont visiblement des titres provisoires. d’actions échangeables à bref délai contre des titres définitifs, et en prêtant les mains à la criminelle entreprise, l’Angleterre aura cessé d’être. Que serait une Angleterre qui ne serait plus une île ?

Si les Anglais ont conservé jusqu’aujourd’hui une originalité des caractère et de conduite qui les distingue de tous les autres peuples, on ne peut nier qu’ils n’en soient redevables en partie au canal de la Manche, au silver streak qui leur sert de rempart et de barrière. Leur constitution politique a ceci de particulier qu’elle marie de la façon la plus heureuse le vieux au neuf, le neuf au vieux. Comme l’a remarqué un de leurs publicistes, cette constitution pleine de défauts, de détails incohérens, de bizarreries qui offensent le goût délicat des artistes et