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l’on veut autre chose que ces ouvrages où des personnages peu nombreux, « types abstraits d’une idée purement métaphysique, se promènent solennellement sur un fond sans profondeur. » Le personnage concret et le fond — ou plutôt le milieu — voilà désormais le double souci du poète. En effet, d’une part, il veut montrer dans l’homme « le mal avec le bien, le laid avec le beau, le sublime et le grotesque, » — car « le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque ; » — d’autre part, « on commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers élémens de la réalité ; » on se rit de cette Melpomène « qui laisse au costumier le soin de savoir à quelle époque se passent les drames qu’elle fait ; » l’art « feuillette la nature, » mais il a interrogé les chroniques ; non qu’il convienne de faire, comme on dit, de la couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre, etc… »

On ne saurait mieux dire ; aussi, dans ses autres préfaces, l’auteur ne fait-il que répéter ce qu’il a dit dans celle-là. En tête d’Angelo (1835), il recommande « l’observation perpétuelle de tout ce qui est nature. » En tête de Ruy Blas (1838), il écrit encore une fois : « Le drame tient de la tragédie par la peinture des passions et de la comédie par la peinture des caractères ; » et, d’autre part, il déclare, dans la « note » qui suit la pièce, « qu’il n’y a pas dans Ruy Blas un détail de vie privée ou publique, d’intérieur, d’ameublement, de blason, d’étiquette, de biographie, de chiffre ou de topographie qui ne soit scrupuleusement exact… À défaut de talent, l’auteur a la conscience. Et cette conscience, il veut la porter en tout, dans les petites choses comme dans les grandes. »

Ainsi voilà qui est clair : les classiques, les grands, ceux de la bonne époque, ont montré dans leurs ouvrages l’homme épuré par l’analyse, réduit à tel ou tel de ses élémens essentiels et partant aussi vrai, — mais non davantage, — dans ce temps et ce pays-ci que dans ce temps et ce pays-là ; les classiques de la décadence ont peint des semblans d’hommes, appauvris par des semblans d’analyse, en somme invraisemblables dans tous les temps et dans tous les pays : les romantiques vont peindre l’homme ou plutôt des hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils furent, — reconstitues par la synthèse, vraisemblables et vrais d’une vraisemblance générale et d’une vérité particulière ; chaque personnage de leur théâtre sera l’homme et tel homme, situé dans tel lieu, dans telle époque et non dans telle autre. À merveille ! L’art romantique ainsi sera le plus parfait, au moins le plus complet du monde ; en même temps, il sera bien l’art du XIXe siècle, héritier laborieux de la philosophie expérimentale du XVIIIe ; il lui conviendra justement, comme l’art