Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/655

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disposé à les assister, non-seulement de ses remèdes, mais encore de sa bourse. » Mais si Hippocrate était sage, modeste et réservé, il possédait le sentiment de fierté inné chez l’homme libre et qui a animé tous les illustres représentans du génie grec au siècle de Périclès : « Les Européens ne sont pas comme les Asiatiques, s’écrie-t-il, gouvernés par des rois, et chez les hommes qui sont soumis à la royauté le courage manque nécessairement. Leur âme est asservie, et ils se soucient peu de s’exposer aux périls sans nécessité pour accroître la puissance d’autrui. »

Voilà l’Hippocrate que M. Littré a exhumé des ténèbres ; n’est-il pas aussi grand, aussi beau que celui de la légende ? Nous n’aurons plus devant les yeux le père de la médecine, ce divin vieillard, tenant en main ce sceptre enroulé du mystérieux serpent d’Épidaure, lançant ses prédictions du ton inspiré d’un augure ; mais nous verrons un homme grave, sage, modeste, charitable, soucieux de la dignité de son art, avouant son impuissance fréquente ; un observateur sagace, doué d’un sens médical exquis, jugeant l’ensemble des phénomènes, en saisissant le lien, embrassant d’un coup d’œil la marche du mal et l’équilibre instable de la vie, un polémiste hardi, un chef d’école puissant, ayant assuré à la médecine une forme qui a triomphé des âges et des sectes.


II

Que de temps la médecine aurait gagné si, avant le XVIIe siècle, Hippocrate eût trouvé un commentateur tel que M. Littré ! Mais hélas ! cinq siècles après sa mort le médecin de Cos devint un oracle, comme la légende prétendait qu’il l’avait été pendant sa vie. Quelques médecins de l’école d’Alexandrie avaient bien essayé de modifier ses théories. Mais, au IIe siècle de notre ère, Galien arriva, il se servit du nom d’Hippocrate pour imposer ses propres doctrines au monde entier, et ce mélange des opinions du médecin du Cos et du médecin de Pergame constitua une doctrine, le galénisme, qui asservit le monde à son joug pendant quinze siècles. On ne voyait plus la nature, car on ne la regardait qu’à travers les livres hippocratiques ou galéniques et leurs traducteurs arabes. Aussi on peut dire que, si les grands systèmes sont beaux et admirables dans les œuvres de l’homme qui les produit, ils sont après eux désastreux pour la science ; car lorsqu’ils cessent d’être au service du génie, ils deviennent des menottes aux mains d’adeptes serviles ou de commentateurs étroits. Le principe d’autorité est la ruine de la médecine, et jamais Hippocrate n’avait rêvé de régenter son art. Il n’avait préconisé aucun système exclusif. Il avait simplement créé cette