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de foi et en dehors duquel il n’y avait à ses yeux qu’erreur ou mensonge. Le mot qui, depuis 1870, est regardé comme la règle en même temps que la définition de notre politique extérieure est, chacun le sait : recueillement. Nous ne l’avons point inventé ; c’est un plagiat que nous avons fait à un homme d’esprit qui s’en était servi, un peu par ironie, dans une circonstance où il lui convenait de trouver une échappatoire pour se tirer poliment d’une difficulté. Tout le monde connaît l’histoire. C’était au lendemain de la guerre de Crimée et du traité de Paris : pressé d’intervenir dans les affaires intérieures du royaume de Naples et d’y proclamer des doctrines d’émancipation populaire que la diplomatie moscovite ne prêche qu’en Orient, le prince Gortchakof répondit par un refus formel, mais pour colorer ce refus d’un prétexte auquel personne ne pût trouver à redire, il ajouta malicieusement et solennellement : « La Russie ne boude pas, elle se recueille, » Le mot a fait fortune. Mille fois répété jusqu’en 1870, il a cependant reparu chez nous dès 1871 comme une nouveauté pleine de fraîcheur et d’opportunité. Écrasés par l’Allemagne, nous nous sommes repliés immédiatement sur nous-mêmes, en disant à l’instar du prince Gortchakof : « La France se recueille. » Nous avions raison de tenir ce langage, car il est de toute évidence qu’un peuple atteint dans ses forces vives et toujours menacé d’immenses dangers ne saurait trop user de prudence, de réserve, de modération. Il doit vivre quelques années de régime, garder en quelque sorte la chambre, rester soigneusement chez soi, éviter avec la plus grande attention de se mêler aux affaires des autres, du moins lorsque ces affaires ne le concernent pas., est-ce à dire cependant qu’il soit sage de sa part de se condamner à une immobilité absolue et de pousser l’abdication jusqu’au suicide ? Assurément non. Il existe deux sortes de recueillemens : celui du mystique qui ferme son esprit et ses sens aux bruits du dehors, qui perd dans la contemplation intérieure toute notion de ce qui se passe autour de lui, qui finit par se faire oublier du monde à force de l’oublier lui-même, et celui de l’homme avisé, sachant quand il le faut suspendre son action, mais cependant sans perdre de vue le mouvement des choses extérieures, ni surtout renoncer à l’empêcher de tourner contre soi, Jamais une grande nation, même après des défaites, même après les plus grands désastres, ne s’est abandonnée jusqu’ici au premier de ces recueillemens. C’est en vain qu’on soutient le contraire et qu’on invoque en faveur d’une erreur aussi grave l’attitude de M. Thiers à la suite des événemens de 1871. M. Thiers était trop avisé pour ignorer ce que peut coûter à un peuple une heure d’oubli et d’abandon de soi-même. On a beaucoup dit qu’il ne serait jamais allé au congrès de Berlin et que, ne pouvant pas y jouer les