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l’amour. Il trouvait que la destinée était quitte avec lui et il ne lui demanda rien de plus. En 1838, alors qu’il avait seize ans et demi, il avait été passer ses vacances à Trouville avec sa famille, qui y possédait une terre assez considérable. Trouville n’était pas ce qu’on le voit aujourd’hui ; il n’y avait ni chemin de bois, ni grands hôtels, ni villas biscornues, ni falbalas, ni musique, ni gommeux, ni cocottes ; c’était une belle petite ville allongée sur les bords de la Toucques avec des maisons de pêcheurs, deux ou trois auberges où campaient les artistes et son admirable grève. Les plus belles toilettes étaient des vareuses, des jupons rayés et des chapeaux de paille. La diligence n’y amenait pas grand monde et les Parisiens n’en connaissaient pas encore le chemin. C’était charmant ; je m’en souviens comme d’une oasis maritime où il y avait tout repos et toute liberté. J’y suis retourné, il y a quelques années, et je m’en suis sauvé avec horreur. Flaubert, allant à la pêche au chalut avec les matelots, nageant comme un triton, galopant pieds nus sur les sables humides, dépensait là son exubérance et criait des vers d’Hugo à la mer montante. Il rencontra ou, pour mieux dire, il aperçut une femme qui avait alors vingt-huit ans, car elle est née en 1810. Il la regarda, il l’admira et, comme il le disait, eut vers elle une grande aspiration. Elle était jolie et surtout étrange ; ses larges bandeaux lissés, bouffant sur la joue, d’un noir bleu, faisaient ressortir sa peau mate et de couleur d’ambre ; la bouche était rieuse et le regard triste ; les yeux très grands, très sombres, contrastaient avec la blancheur éblouissante des dents ; un petit signe placé près des lèvres avait presque une apparence de moustache ; un énorme chapeau de paille enveloppait sa tête et retombait jusque sur ses fermes épaules, que l’on apercevait à travers le tissu de la mousseline. Elle était toujours suivie d’un grand chien de Terre-Neuve que l’on nommait Néro. Sans oser lui parler, Flaubert passait devant elle et devenait rouge lorsqu’elle le regardait. Quand il pouvait s’emparer du chien, il l’embrassait et lui racontait l’amour qu’il éprouvait pour sa maîtresse en termes tels que le toutou eût aboyé s’il avait pu comprendre. Contrairement à ce qui se passe dans les cœurs printaniers, l’attrait que Flaubert éprouvait pour l’inconnue n’avait rien de platonique. Inconnue, elle ne le fut pas longtemps, car elle avait un mari avec lequel il n’était pas difficile d’entrer en relations. C’était un brasseur d’affaires qui avait les mains dans vingt opérations à la fois, dirigeant à Paris une importante maison de commerce, flairant les truffes de loin, et abandonnant sa femme pour courir après le premier cotillon qui tournait au coin des rues, passé maître en fait de réclames, jetant les pièces d’or par la fenêtre et se baissant pour ramasser un sou. Flaubert se prit à l’admirer et restait bouche bée à écouter le récit de ses conquêtes. Il fut admis