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travailleur agricole varient entre 6 et 12 shillings par semaine ; son loyer lui coûte un shilling par semaine ; impossible de vivre là-dessus avec une femme et seulement deux enfans[1]. » Or, grâce au zèle des prédicateurs bibliques et à l’imprévoyance traditionnelle des pères de famille, ils ont en moyenne huit enfans, parfois quatorze ou seize. Qu’en résulte-t-il ? Qu’ils ne peuvent se passer de l’assistance publique ou privée. « Pas un journalier de campagne, dit Mrs Grote[2], ne vit ou ne soutient sa famille avec ses gages seulement ; il subsiste en partie sur ses gains et en partie sur l’aumône. » N’ayant point l’espoir de devenir propriétaire comme le paysan français, le campagnard anglais est dépensier, exigeant en fait de confortable, et, de même que sa fécondité réalise l’idéal de l’Ancien Testament, son imprévoyance réalise celui du nouveau : « À chaque jour suffit sa peine[3]. » Quant aux ouvriers des manufactures, leur fécondité et leur imprévoyance sont plus grandes encore[4].

  1. Fortnightly Review, janvier 1871.
  2. Collected Papers, p. 76.
  3. « Après mûre réflexion, dit M. Le Play (la Reforme sociale, II, 35), je préfère la condition des journaliers ruraux de France, d’Espagne et d’Allemagne, qui, à force de sobriété et d’épargne, s’assurent avant toute autre satisfaction la propriété d’un lambeau de terre et d’une humble cabane… J’ai toujours remarqué que le besoin préalable de confort ferme à l’ouvrier anglais et à ses descendans le chemin qui conduit à la propriété et à l’indépendance. » — Est-ce seulement le besoin de confort qui ferme ce chemin, on n’est-ce pas surtout la loi anglaise ? — « Un de nos amis, dit à son tour M. Taine (Notes sur l’Angleterre, p. 184), membre du bureau de bienfaisance dans son village, fit allouer 15 shillings par semaine à un ménage qui avait quatorze enfans ; ni la femme, ni la fille aînée, âgée de quinze ans, ne savaient faire la soupe, un rôti, un plat quelconque ; elles allaient chez les marchands acheter du pain frais, du thé, du beurre, du jambon, et toujours au plus cher ; tout le monde dans la famille pouvait sarcler un champ, personne ne savait faire cuire une côtelette… D’ailleurs une paysanne, et en général toute femme de la classe inférieure en Angleterre, manque d’adresse ; elle n’a pas, comme une Française, le talent du ménage, l’esprit d’ordre, l’habitude de marchander, l’art de faire beaucoup avec peu de chose, et quelque chose avec rien ; elle ne sait pas raccommoder, retourner un habit, tirer parti d’un plat ; bien souvent elle n’est pas capable de faire la cuisine. » Mrs Grote remarque en outre que la viande, qui était autrefois un luxe parmi les paysans, est devenue un besoin de chaque jour depuis la transformation de l’agriculture ; autrefois ils n’en mangeaient qu’une fois par semaine ; malmenant il leur faut de la viande fraîche tous les jours, et l’Angleterre qui en produit tant est obligée d’en faire venir encore du Danemark et de la Hollande. (Collected Papers, p. 73.)
  4. M. Taine a décrit jadis en ces termes (qui seraient peut-être aujourd’hui exagérés) le résultat en Angleterre de ce régime d’inégalité dont il reproche si amèrement l’abolition à la France de 1789 : « Il est six heures, et nous revenons par les quartiers pauvres. Quel spectacle ! Aux environs de Creeds-street, il y a quinze ou vingt rues tendues de cordes en travers, où sèchent des haillons et des linges, sur chaque escalier grouillent des troupeaux d’enfans, échelonnes par cinq ou six sur les marches, l’aîné portant le plus petit ; figures pâles, cheveux blanchâtres, ébouriffés, guenilles trouées, ni bas ni souliers, tous ignoblement sales ; le visage et les membres semblent encroûtes de poussière et de suie. Il y a peut-être deux cents enfans qui se vautrent et se battent ainsi dans une seule rue. — On approche, et l’on voit, dans le demi-jour du couloir, la mère, une grande sœur accroupie, presque en chemise… La vieille grand’mère idiote est assise dans un coin ; la femme essaie de raccommoder les pauvres hardes, les enfans se bousculent. L’odeur est celle d’un magasin de chiffons pourris. Presque toutes ces maisons ont pour rez-de-chaussée un sous-sol dallé, humide. Se figure-t-on la vie dans ces caves en hiver ? — Quelques enfans tout petits sont encore frais et roses, mais leurs grands yeux bleus font mal à voir, ce beau sang va se gâter ; plus âgés, ils s’étiolent : la chair devient flasque et d’une blancheur malsaine ; on voit des visages scrofuleux, de petites plaies recouvertes d’un morceau de papier. — Nous avançons et la foule augmente. De grands garçons, assis ou demi-couchés sur le trottoir, jouent avec des cartes noires. Des vieilles barbues, livides, sortent des boutiques à gué ; leurs jambes flageolent ; leur regard morne et leur sourire hébété sont inexprimables ; il semble que les traits ont été lentement corrodés par le vitriol. Les haillons tiennent à peine et montrent par place la chair crasseuse ; ce sont d’anciens habits élégans, des chapeaux de dames. Détail horrible, ces rues sont régulières et paraissent assez nouvelles ; probablement c’est un quartier réformé, aéré par une administration bienfaisante ; voilà ce qu’on a pu faire de mieux pour les pauvres. La file uniforme des maisons et des trottoirs s’allonge des deux côtes, encadrant de ses lignes mathématiques cet amas fourmillant de laideurs et de misères humaines. Et je n’ai pas vu le quartier des Irlandais ! Ils affluent ici ; on dit qu’il y en a cent mille ; leur quartier est le dernier cercle de l’enfer. — Non pas, pourtant, il y a pis et plus bas, notamment, me dit-on, à Belfast, en Irlande, où le soir, au sortir de la manufacture, les filles, sans bas, sans souliers ni chemise, en blouse grise de travail, s’attardent sur le trottoir pour ajouter quelques pence au salaire de la journée. » (Notes sur l’Angleterre, 304.)