Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/445

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les leur donnant elle ne fait qu’acquitter une dette générale de justice réparative[1]. Même observation pour les vieillards infirme s ou même en général pour tous ceux qui, étant réduits à l’absolue incapacité de travailler, n’ont point de parens qui puissent les soutenir : ils se retrouvent alors dans un état de minorité et de servitude qui les rend incapables de se suffire à eux-mêmes. Il y a en ces cas un véritable droit moral à l’assistance; à défaut des parens, l’assistance incombe à la cité; à défaut, de la cité, elle incombe à l’état; c’est ce que méconnaissent les jurisconsultes, les économistes ou naturalistes qui voient là une atteinte à la liberté des individus faite sous le prétexte d’une charité qui devrait rester libre. L’absolue liberté de la charité est un préjugé religieux et moral qui naît d’une insuffisante analyse des droits.

La société doit-elle assistance seulement à ceux qui sont incapables de travailler, ou la doit-elle aussi à ceux qui en sont capables, mais qui se trouvent exceptionnellement sans travail et réduits par là à un état d’extrême misère, à une sorte de servitude et de minorité effective? Question grosse de difficultés, qui a trop passionné les esprits pour recevoir au début ma solution scientifique, et qui, entre les exagérations contraires des socialistes et des économistes ou des darwinistes, demeure encore théoriquement pendante. Remarquons d’abord que presque tous les pays, Angleterre, Allemagne, Suède, etc., ont reconnu (à tort ou à raison) le devoir public d’assistance aux travailleurs[2]. Mais ils n’ont pas toujours eu soin de le limiter et

  1. On en peut dire autant des enfans « moralement abandonnés » et réduits au vagabondage. L’assistance publique de la Seine, au lieu de les enfermer dans une maison de correction d’où ils sortiraient corrompus, les place, depuis 1881, en apprentissage dans les départemens. Cette mesure a besoin d’être complétée par « le projet de loi sur la protection de l’enfance » présenté au sénat le 8 décembre 1881.
  2. En Angleterre, d’après l’acte de la 43e année du règne d’Elisabeth, les administrateurs des paroisses (overseers) devront : 1° donner du travail aux enfans que leurs parens ne pourront pas entretenir, ainsi qu’à toutes les personnes mariées ou non mariées qui n’auront ni moyens d’existence ni industrie; 2° secourir les infirmes et tous les malheureux hors d’état de travailler, boiteux, aveugles, vieillards; enfin, mettre les enfans pauvres en apprentissage. La même loi confère aux administrateurs le pouvoir de lever dans ce dessein des taxes qui devront être supportées par les habitans de la paroisse, et si cela ne suffit pas, par les habitans du district et même du comté. En France, la déclaration des droits de 1793 porte à l’article 21 : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux. » Enfin il est dit dans le préambule de l’article VIII de la constitution de 1848 ; « La république doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. » Cette rédaction, avec les réserves et les restrictions qu’elle renferme, était plus prudente que l’acte d’Elisabeth et que les articles des constitutions de 91 et de 93. Non-seulement, comme le remarque Stuart Mill, le gouvernement français n’offrait rien de plus que l’acte d’Élisabeth, mais il l’offrait dans des conditions bien préférables, malgré les applications absurdes et inconséquentes qui furent faites de ce principe. Dans le système anglais de la paroisse, la loi confère à chaque indigent le droit de demander pour lui-même individuellement ou du travail ou l’assistance sans travail; c’est donc le « droit au travail » proprement dit; le gouvernement français, au contraire, ne reconnaissait point un semblable droit, qui ne serait rien moins que le droit de l’individu à l’aumône; l’action du gouvernement ne devait s’exercer que dans la mesure de ses ressources et sur le marché général du travail, non dans la sphère individuelle. Son plan était de créer, là où il était manifeste que le travail manquait pour des causes générales et indépendantes de la volonté des travailleurs, la quantité d’emplois productifs requise, au moyen de fonds avancés par l’état. « La question n’était nullement pour l’état de chercher du travail à A ou à B : il se réservait le choix des ouvriers à employer; il n’affranchissait personne de la nécessité de pourvoir à sa subsistance par ses propres efforts; tout ce qu’il entreprenait, c’était de faire des efforts pour que l’emploi ne fît pas défaut. » (Westminster and Quarterly Review, avril 1849, p. 31 et suiv.) Que l’entreprise fût sujette à des objections et surtout que l’exécution en ait été conduite avec la dernière sottise, c’est ce que nul ne conteste. Ce n’est pas une raison pour condamner avec les économistes et les naturalistes, malthusiens ou darwinistes, le principe même de l’assistance publique.