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décisive. Il ne voulait rien entreprendre avant d’être sûr de pouvoir aller jusqu’au bout, et c’est là justement que s’élevaient pour lui les complications poignantes.

Évidemment M. de Bismarck était sans pitié; il ne songeait qu’à tirer parti des circonstance pour compléter sa victoire, pour aggraver les préliminaires, pour hâter la négociation de la paix définitive, qui devait d’abord s’ouvrir en terrain neutre, à Bruxelles, qu’il allait bientôt transporter à Francfort. Il ne laissait pas respirer M. Thiers. Il employait toutes les formes de la pression. Tantôt M. de Bismarck affectait de croire que ce malheureux gouvernement de Versailles ne pourrait à lui seul venir à bout de l’insurrection et il offrait une coopération qu’on devait refuser par un sentiment de dignité nationale. Tantôt il querellait M. Thiers sur l’importance des forces militaires réunies à Versailles et il feignait de craindre que ces forces pussent être tournées contre l’Allemagne. Il suspendait le renvoi des prisonniers français, il menaçait d’exiger qu’on ne dépassât pas le chiffre de quarante mille hommes fixé par les préliminaires pour l’armée concentrée à Paris ou autour de Paris, et il ne consentait que par degrés, en faisant payer chaque concession, à laisser augmenter cette armée dont on avait besoin. Il tenait sans cesse en alerte le gouvernement de Versailles tant qu’il n’avait pas son traité définitif. Il n’était pas, comme on le disait, le complice de l’insurrection de Paris, il s’en servait habilement, durement pour son avantage.

Ce qui faisait la tâche plus délicate et plus pénible à M. Thiers dans ces extrémités, c’est qu’il ne pouvait pas toujours avouer devant l’assemblée les embarras dont il était assailli. Il ne pouvait divulguer le secret de tous ses actes, de ses temporisations. De ses angoisses de toutes les heures il ne laissait entrevoir que ce qui ne compromettait rien, ce qui lui échappait quand on le pressait trop. Patient avec les difficultés, il n’était pas toujours endurant avec les hommes. Il aurait pu, lui aussi, dire aux conseillers et aux interpellateurs indiscrets ce que M. de Bismarck, dans une des crises les plus graves de sa vie, avant 1870, disait à son parlement : « Vous ne savez pas où vous pouvez m’atteindre. Vous ne connaissez ni mes luttes, ni la situation politique générale, vous ne savez pas combien il m’est difficile de traiter pour le moment... » Chargé de, terribles responsabilités qu’il ne déclinait pas, dont il se semait néanmoins ému parfois, M. Thiers ne se laissait pas détourner du but. Il poursuivait à travers tout son œuvre de diplomatie et de guerre, ayant sans cesse allaire avec Berlin en même temps qu’avec la commune, résistant aux excitations comme aux découragemens. Il passait sa vie à dénouer des complications toujours renaissantes, et ce n’est qu’après deux mois d’épreuves, après des négociations