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assez de ceux que nous aimons. Voici mot pour mot ce qu’ils disaient :

« Elle a relevé ses cils et alangui ses yeux, et j’ai senti le feu dévorer mon foie. Ses cils sont provocateurs; ils ont tracé comme un sillon empoisonné dans mon cœur. Si elle voulait bien, ô mon frère, accepter mes conditions, je paierais de ma tête une seule nuit passée avec elle; la posséder, c’est là mon ambition, car la vie, je n’y tiens pas.

« Elle m’est apparue comme un vert rameau mollement balancé par la brise, et j’ai senti mon cœur consumé de désirs. Elle a paru, et ses joues étaient des anémones au parfum de jasmin. Sa beauté resplendissait comme la pleine lune dans la pureté du ciel; ses sourcils se sont fixés comme un trait dans mon cœur, car si beauté éclipse l’éclat du soleil, et devant elle cet astre a honte de paraître.

« Le soleil prête à ses mains délicates sa blanche lumière; comment saurait-il attendre en patience, celui qui verrait sa taille et ses yeux, chef-d’œuvre du créateur, les roses épanouies sur ses joues, ses dents de neige dans des lèvres de feu, la naissance de ses seins, la nuit cachée dans la noirceur de sa chevelure? Gloire à Dieu! c’est lui qui l’a lancée, la lune, dans l’espace; c’est aussi lui qui a créé cette femme en la dotant de toutes ses faveurs. »

Pendant que les chants continuent, on allume le plus près possible des visiteurs, par une attention que prescrit l’étiquette, du benjoin et toute sorte d’encens dans des brûle-parfums d’argent ciselé et l’on verse à profusion l’eau de rose sur la tête et les pieds des invités.

L’heure s’avançait: tout le monde descend dans la rue et va rejoindre les fiancés dans la maison de l’autre famille; la pluie a cessé, mais le ciel et la rue sont noirs, l’humidité ruisselle le long des murs tièdes, dont le crépi se détache; le cortège tout doré suit le trottoir garni de sable et monte l’escalier droit de la deuxième maison, heureusement assez rapprochée de la première. La foule ici est plus grande encore et chaque salle est encombrée. La pièce où se fera la cérémonie est toute garnie en carreaux émaillés, à fond jaune; elle reçoit le jour par de hautes fenêtres percées tout près du plafond, qui est fort élevé. Ces fenêtres donnent sur une terrasse, car on y voit se détacher sur le ciel sombre le profil d’hommes et de femmes arrivés trop tard pour entrer et qui regardent curieusement. Les louions féminins, sorte de gloussement joyeux, partent d’un bout de l’appartement et courent toutes les pièces et les escaliers pour finir sur le toit, où sont juchés les retardataires.

Par honneur pour des étrangers, on nous place près du fiancé, debout dans un coin, en beaux habits brodés à fond blanc. Il demeure là impassible, muet, le regard perdu ; il s’appuie à une table ronde de salle à manger, qui a sa partie convexe rabattue et sur laquelle