Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/642

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on a placé un fauteuil de coton bleu à l’européenne. De l’angle opposé nous voyons venir la fiancée en chemisette d’argent, les jambes dans des fourreaux d’argent ; sur sa tête, un voile opaque qui retombe par devant et cache son visage ; un parent, placé derrière, la guide, en la poussant dans l’étroit passage que la foule curieuse laisse libre pour elle. Ses mains inertes, brunies de henné, sont réunies un peu au-dessous de la taille, tous ses mouvemens sont automatiques ; il semble qu’aucune intelligence et seulement des ressorts les dirigent, comme pour indiquer que son esprit, égaré dans ses contemplations, ne préside plus aux détails vulgaires de l’existence. On la hisse sur une chaise ; elle pose le pied sur le dossier et monte de là sur le fauteuil bleu ; ses jambes pendent un moment dans le vide, le fauteuil étant tout au bord de la table, mais on lui donne le dossier de la chaise pour appuyer le bout de ses souliers trop courts qui laissent, suivant l’usage, ses talons en dehors. Son voile est enlevé et la foule l’aperçoit, pareille à une statue de cire, rougissante ou rougie, les paupières baissées avec de longs cils faisant ombre sur sa joue, un petit tatouage bleu au milieu du front, les mains encore croisées, immobile, inerte, sans expression. Les parens étendent sur elle et sur le fiancé qui est à côté d’elle au bas de la table, un voile de laine couleur crème, léger et tout brodé, et les futurs époux demeurent ainsi quelque temps insensibles, en apparence, à tous les iouious et à toute la musique. Il semble qu’ils aient un rôle de statue à remplir.

Un rabbin à grande barbe carrée s’avance et, tenant à la main un verre rempli, chante en hébreu une longue prière à laquelle les assistans répondent. Le chant fini, il boit dans le verre ; on le porte à la fiancée, qu’on fait boire ensuite, sans que pour cela elle remue ni l’œil, ni la main, rien enfin que les lèvres et encore presque pas. Le fiancé boit aussi, je crois. On brise alors le verre par terre ; on descend la jeune fille, on la mène dans la pièce voisine, une pièce assez sombre, avec des lits bas, drapés de rouge, qui paraît être la chambre à coucher de la maison. Son impassibilité demeure complète. De nouveau, les abondantes pluies de roses commencent, les bonbons et les liqueurs passent à la ronde ; on nous demande de faire boire la fiancée et chacun de nous lui porte aux lèvres un verre où, toujours sans remuer, elle boit un peu.

Nous nous retirons, les poches pleines de gros paquets de bonbons coloriés représentant des personnages et des animaux : les refuser, refuser des liqueurs ou des gâteaux aurait été blesser ses hôtes et ne pas savoir son monde. On accompagne les étrangers jusqu’au bas de l’escalier, on leur recommande de venir encore le lendemain pour se réjouir de la même façon avec la famille ; les poignées de main, les souhaits mutuels de bonheur indéfini durent