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et absolument souveraine. Comme je n’avais pas en mon esprit ces sortes de cloisons étanches, le rapprochement d’élémens contraires, qui, chez M. Le Hir, produisait une profonde paix intérieure, aboutit chez moi à d’étranges explosions.


II

En somme, malgré des lacunes, Saint-Sulpice, quand j’y passai il y a quarante ans, présentait un ensemble d’assez fortes études. Mon ardeur de savoir avait sa pâture. Deux mondes inconnus étaient devant moi, la théologie, l’exposé raisonné du dogme chrétien, et la Bible, censée le dépôt et la source de ce dogme. Je m’enfonçai dans le travail. Ma solitude était plus grande encore qu’à Issy. Je ne connaissais pas une âme dans Paris. Je fus deux ans sans suivre d’autre rue que la rue de Vaugirard, qui, une fois par semaine, nous menait à Issy. Je parlais extrêmement peu. Ces messieurs, pendant tout ce temps, furent pour moi d’une honte extrême. Mon caractère doux et mes habitudes studieuses, mon silence, ma modestie leur plurent, et je crois que plusieurs d’entre eux firent tout bas la réflexion que me communiqua M, Carbon : « Voilà pour nous un futur bon confrère. »

J’avais, en effet, pour les sciences ecclésiastiques un goût particulier. Les textes se cantonnaient bien dans ma mémoire ; ma tête était à l’état d’un Sic et Non d’Abélard. Tout entière construction du XIIIe siècle, la théologie ressemble à une cathédrale gothique ; elle en a la grandeur, les vides immenses et le peu de solidité. Ni les pères de l’église, ni les écrivains chrétiens de la première moitié du moyen âge ne songèrent à dresser une exposition systématique des dogmes chrétiens dispensant de lire la Bible avec suite. La Somme de saint Thomas d’Aquin, résumé de la scolastique antérieure, est comme un immense casier, qui, si le catholicisme est éternel, servira à tous les siècles, les décisions des conciles et des papes à venir y ayant leur place en quelque sorte d’avance étiquetée. Il ne peut être question de progrès dans un tel ordre d’exposition. Au XVIe siècle, le concile de Trente tranche une foule de points qui étaient jusque-là controversables ; mais chacun de ces anathèmes avait déjà sa place marquée dans l’immense cadre de saint Thomas. Melchior Canus et Suarès refont la Somme sans y rien ajouter d’essentiel. Aux XVIIe et au XVIIIe siècle, la Sorbonne compose pour l’usage des écoles des traités commodes, qui ne sont le plus souvent que la Somme remaniée et amoindrie. Partout ce sont les mêmes textes découpés et séparés de ce qui les explique, les mêmes syllogismes triomphans, mais posant sur le