Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’honneur de la famille parlait encore plus haut que l’amour. Elle mettait d’ailleurs à sa capitulation des conditions rigoureuses: un mariage de la main gauche, le consentement écrit de la reine, et l’éloignement de la maîtresse en titre, Mme Rietz. Sur ce dernier point le roi fut inflexible; il céda sur les deux autres. La reine donna son adhésion sous la réserve qu’il n’y aurait ni divorce réel ni séparation publique : elle conserverait son titre de reine et sa qualité de femme légitime. Le reste, paraît-il, la touchait médiocrement. Il n’y avait plus qu’à conclure le mariage, mais c’était chose délicate et scabreuse dans ces conditions. On sut alors que s’il y avait des juges à Berlin, il y avait aussi des casuistes, et que les piétistes luthériens savaient au besoin se montrer aussi fertiles en ressources que les disciples de Sanchez. Le consistoire délibéra, fouilla les archives, compulsa les précédens. On en découvrit un, qui parut péremptoire. En 1539, Philippe de liesse, qui ne s’accommodait point de sa femme, une duchesse de Saxe, s’éprit d’une demoiselle de Saal. Celle-ci voulait absolument être épousée. Philippe, qui lisait la Bible en langue vulgaire, ne voyait pas pourquoi un prince allemand s’interdisait ce que les patriarches s’étaient permis. La primitive église s’était montrée d’ailleurs conciliante sous ce rapport, et l’empereur Valentinien II avait éprouvé les bienfaits de sa tolérance. Cette prétention du prince réformé jeta les réformateurs dans un cruel embarras. Luther et Mélanchthon, mis par lui en demeure de se prononcer, l’adjurèrent de refréner ses passions, mais conclurent que rien dans le Nouveau-Testament ne défendait en cette matière ce qui était autorisé par l’Ancien. Philippe épousa Mlle de Saal et devint bigame, ce qui produisit un grand scandale dans l’église réformée et au dehors. Mélanchthon en conçut des remords dont il faillit mourir ; Luther se rétracta formellement. Le consistoire prussien ne tint compte que du fait. Il invoqua la lettre, méconnut l’esprit, autorisa le mariage et, loin de venir à résipiscence, en vint bientôt à récidive, ainsi qu’on le verra tout à l’heure. Le mariage fut célébré en juillet 1787 dans la chapelle royale de Charlottenbourg; Mme de Voss prit le nom de comtesse d’Ingenheim. Son bonheur fut court: elle mourut au mois de mars 1789. C’est un deuil général à Berlin, écrivait M. d’Esterno. « La comtesse d’Ingenheim est cruellement regrettée du peuple, de la famille royale et même de la reine, beaucoup moins pour la personne de la dite comtesse que pour l’augmentation de crédit qui va résulter de cette mort en faveur de la dame Rietz, ancienne maîtresse d’habitude que l’on dit très avide et très intrigante. »

La littérature du temps, tout imprégnée de Rousseau, s’attendrissait sur les douleurs royales, célébrait les « vertus » de ce monarque « sensible » et opposait au scepticisme desséchant de Voltaire,