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marchandage également fâcheux pour les électeurs et pour les élus, quand, exercé sans indépendance, il devient un esclavage public au profit d’intérêts particuliers, quand il contraint ses possesseurs à abandonner leurs attributions véritables, à usurper sur les prérogatives du gouvernement, à livrer le ays aux plus violens et aux plus avides, que lui reste-t-il de son prix ? Quel prix surtout reste aux grandes charges de l’état quand le titulaire, dépouillé de ses droits, étranger au milieu de ses agens, parfois trahi pas eux, incapable de rien faire et de rien empêcher, voit son pouvoir au pillage, dispersé entre toutes les mains, et ne garde dans les siennes qu’un roseau pour signer sa complicité dans les actes des autres, et mettre son nom dans toutes les fautes ? A défaut d’honneur, l’intelligence suffit pour rendre défavorable aux politiques funestes. L’esprit comme la conscience a ses révoltes. Or les passions des partis n’aiment pas plus la révolte de l’intelligence que celle de la dignité. Il y a dans la démocratie, surtout quand elle s’égare, une haine ombrageuse de toute contradiction. Il ne lui suffit pas qu’on la serve ; elle ne veut pas qu’on la juge. Ainsi s’explique la décadence du personnel politique. Les hommes de valeur morale ont disparu les premiers ; les uns se retirent par lassitude d’un monde où ils ne trouvaient plus leur place, les autres brisés sans fléchir, mais tous condamnés pour leur indocile vertu. Les hommes de valeur intellectuelle sont devenus suspects à leur tour. La souplesse des moins scrupuleux ne rassure pas la faction qui dirige la politique contemporaine ; elle ne se sent tranquille que devant la sottise, et à chaque mouvement électoral elle désigne au suffrage du peuple des favoris plus selon son cœur. Et cette médiocrité de ceux qui gouvernent explique à son tour la misère de l’œuvre législative, la pauvreté de la parole publique, la désorganisation des services, l’inertie de notre rôle extérieur, le désordre des finances et, en face de tous ces maux, le mal dernier et suprême, l’égale incapacité de prévoir et de réparer.

Car si les nations font les gouvernemens à leur image, il est plus vrai que les gouvernemens donnent au peuple leurs vertus à la longue, et, avec une redoutable promptitude leurs vices. Croit-on que ce peuple, s’il lit l’impuissance ou la servilité sur le front de ses chefs, conserve intact le respect de l’autorité ? Et cependant demeure-t-il inaccessible aux erreurs, aux abaissemens de ceux qu’il méprise ? Comment le marché public des places et des faveurs aurait-il étalé partout sa tentation permanente sans donner au pays le plus avide de fonctions publiques la manie de vivre aux frais de l’état ? Comment le caprice de fortunes que rien ne justifie et le scandale de celles que tout condamne n’aurait-il pas détourné du travail modeste et des efforts consciencieux sur lesquels s’élève avec tant de lenteur le succès des honnêtes gens ? Lorsque les luttes des