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les agens du gouvernement ; le bon pouvoir, ce doit être le tsar. Sur ce point, le respect inné persiste. M. Prougavine a multiplié les questions pour savoir si Sutaïef s’était trouvé en contact avec quelque suppôt de la propagande révolutionnaire ; il a acquis la conviction qu’aucune insinuation de cette nature n’avait agi sur l’esprit du novateur. Celui-ci a vaguement entendu dire qu’il y a des nihilistes, des gens qui racontent : Il ne nous faut pas de tsar. « Pourquoi ? Le tsar ne nous a fait aucun mal. On doit prier pour lui. » Sutaïef résume ainsi son Credo politique : « Nous devons respecter le pouvoir suprême, et le pouvoir suprême doit prendre souci de nous, du peuple. Si le pouvoir ne s’occupe pas du peuple, mon devoir est de l’avertir à ce sujet. » C’est à peu de choses près la formule proposée par les publicistes les plus considérables de l’école slavophile. Chez nous aussi, M. Prudhomme parle volontiers « d’avertir le pouvoir ; » mais qu’on ne s’y trompe pas, les mêmes mots recouvrent ici deux conceptions fort différentes, séparées par toute la distance qu’il y a de l’esprit patriarcal à l’esprit révolutionnaire. Quand M. Prudhomme « avertit le pouvoir, » il entend contrôler, inquiéter et renverser, s’il y a moyen, le gouvernement dont il jouit. Au contraire, le Russe croit remplir un devoir moral envers soi-même et envers son souverain ; ce devoir accompli, il se lave les mains de ce qui arrivera et laisse Dieu juge des actes du maître. C’est le sentiment qui poussait les prophètes bibliques dans le palais des rois de Juda, qui, aujourd’hui encore en Orient, conduit au divan du khalife un uléma, un humble derviche, porteurs des remontrances divines. En Russie, la masse du peuple et bien des philosophes réduisent l’action politique du sujet à cette protestation morale : le gros de la nation ne comprendrait pas notre théorie du contrôle, et des esprits très distingués m’ont affirmé ne pas la comprendre davantage’ Quand M. Aksakof, le chef de l’école nationale, écrit ses éloquens articles dans les feuilles de Moscou, il pense et parle exactement comme Nathan ou Élie, députés par Dieu au pied du trône de David ou d’Achab. Sutaïef ferait de même à l’occasion ; écoutez plutôt ce qu’il raconta un jour à M. Prougavine : « Je pensais, je pensais à tout ce mal… Une idée m’est venue : allons au tsar ! J’irai, je lui écrirai une supplique, — je trouverai bien quelqu’un pour me l’écrire, — je mettrai ma supplique dans mon évangile et je la lui remettrai comme cela. Je voulais écrire comment on méprise la parole de Dieu, comment ni l’autorité, ni les paysans ne lui obéissent, comment le peuple est accablé de charges et de vexations… J’y ai repensé, j’ai quitté le village, je suis allé à Piter. Qu’est-ce que tu crois ? On ne m’a pas laissé approcher du tsar ! on ne m’a pas laissé approcher ! Je voulais trouver quelque autre