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« l’ostracisme peut être utile au gouvernement, » il conclut « qu’il n’est certainement pas juste dans l’idée absolue de justice. » Or bien avant qu’Aristote eût écrit sa Politique, Platon n’avait-il pas émis cette noble théorie que le juste et l’utile sont une seule et même chose ?

Dans les temps modernes, l’ostracisme a été jugé plus sévèrement encore. Écoutez Condorcet, Beccaria, Machiavel lui-même. Seul, Montesquieu s’est fait plus que le défenseur, l’apologiste de l’ostracisme, et cela en des termes si excessifs qu’ils dépassent le but et sembleraient indiquer que l’auteur de l’Esprit des lois méconnaissait parfois le principe même des lois, c’est-à-dire la justice. « L’ostracisme fut une chose admirable… Il prouve la douceur du gouvernement populaire… Il comblait de gloire celui contre qui il était rendu. » En vérité, on reste confondu. C’est un jurisconsulte qui déclare qu’une loi inique fut une chose admirable ! C’est un historien qui vante la douceur de la démocratie athénienne ! C’est un citoyen attaché à son pays qui écrit que l’exil comblait de gloire celui qui y était condamné ! Montesquieu perd-il donc la notion du juste et de l’injuste ? Veut-il donc qu’Aristide ait été mis à mort ? Croit-il donc que les grands hommes d’Athènes ne se fussent pas volontiers passés du douloureux honneur de l’exil, et lui-même eût-il ambitionné d’en être la victime couronnée ?

Réprouvé par la justice immanente, l’ostracisme est à peine défendable au point de vue des exigences passagères de la politique. En vain des historiens ont torturé les textes pour leur faire rendre témoignage de la nécessité de cette institution dans la république d’Athènes, l’histoire prouve que les avantages que s’imaginèrent en tirer les Athéniens ne compensent pas l’opprobre qu’ils ont mérité en l’établissant et en l’appliquant à des hommes comme Thémistocle et Cimon. Des plus célèbres votes d’ostracisme il n’est pas un seul dont l’utilité ne soit pas au moins discutable. Pour le bannissement d’Hipparque, sur quoi on n’a pas de détails, il est possible qu’il ait été voté, au lendemain de la révolution contre les Pisistrates, à cause de la parenté de cet homme avec les tyrans. Or l’influence de ce nom honni était-elle donc si à craindre ? C’était plutôt un des vainqueurs qui était redoutable, quelque démagogue ambitieux qui eût usurpé la tyrannie, ou quelque eupatride puissant qui eût arrêté les progrès de la démocratie. Aristide avait la plus grande réputation dans Athènes, mais il n’était pas homme à s’en servir pour se faire tyran. Il était en opposition avec Thémistocle, et sans doute sur plus d’une question, Thémistocle, politique à visées plus hautes et plus longues, était celui qui avait raison. Mais, de ce dissentiment, qui ne pouvait certes pas engendrer la guerre civile, il ne résultait que