s’écouler sans que ce devoir trouvât à s’exercer ; ce ne peut être davantage, pour des raisons analogues, l’humanité du vice et du crime ; il n’y en a donc qu’une seule, l’humanité telle quelle, celle que l’écriture appelle de ce mot notre prochaine celle qui nous entoure et nous presse de toute part, qui laboure nos champs, construit nos demeures, apprête nos repas, tisse le linge de nos corps, soigne nos malades, instruit nos enfans. Ainsi, par la sympathie, non-seulement George Eliot change les conditions d’observation de la réalité, mais elle change la nature et surtout l’étendue de cette réalité même. Plus donc de ces héros picaresques ou semi-picaresques à la manière de Fielding et de Smollett, pas davantage de cette humanité triée avec soin dont le bon Goldsmith nous présente l’image, encore moins de cette réalité recherchée pour ses élémens dramatiques et romanesques comme celle dont Dickens s’est presque toujours servi. Non, l’humanité qu’il faut peindre, c’est surtout et avant tout celle là qu’il est en notre pouvoir d’aimer, parce qu’elle est la seule qui soit toujours à notre portée, c’est-à-dire cette foule anonyme des petits, des humbles, des obscurs, plus encore des vulgaires, que la littérature dédaigne pour leurs actes trop effacés et leurs vertus trop peu en relief. Prêchant d’exemple, George Eliot mit sa théorie en pratique. Longtemps avant que, dans un pays voisin, on eût proclamé l’avènement nécessaire de nouvelles couches sociales, George Eliot avait proclamé l’avènement littéraire de ces mêmes couches. Ce ne fut pas, quoi qu’on en ait dit, par opinion démocratique que George Eliot donna aux petits droit de cité en littérature, car elle ne vit jamais en eux des déshérités ou des parias, et elle a. déclaré presque à chaque page de ses livres qu’elle ne les voudrait pas autres qu’ils ne sont. Non, ce fut par un sentiment plus personnel et plus haut, par conviction philosophique et respectueuse déférence envers la doctrine qu’elle professait. Cette morale altruiste du désintéressement de soi-même qui lui est si chère, elle en fit l’application à son propre talent. Cette culture littéraire dont elle avait le droit d’être fière, elle la mit noblement au service des petits et des humbles et châtia son esprit de tout orgueil intellectuel qui aurait pu l’empêcher de s’unir intimement à leur vie. Elle songea non pas à les exhausser jusqu’à elle, mais à descendre jusqu’à eux ; elle n’eut pas l’orgueil de vouloir leur prêter son génie, elle ne voulut avoir d’autre génie que le leur et de génie que par eux ; elle voulut que ce fût elle qui leur fût redevable de la perfection de ses peintures et non pas eux qui lui fussent redevables de l’intérêt que ces peintures pouvaient exciter en leur faveur. S’il y avait service rendu, elle estimait que c’était à elle, puisque par eux elle était rappelée aux sentimens de la commune humanité, dont elle redoutait de s’écarter, professant que toute
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