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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/101

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chaleur vitale en émane, et que toute culture qui nous en éloigne nous condamne au froid mortel de la solitude morale ou à la trompeuse chaleur des illusions et des rêves de l’égoïsme.

Ge n’est là que l’origine tardive et philosophique de ce réalisme ; il en avait une autre plus lointaine et plus naïve. George Eliot n’avait qu’à un faible degré cette force constructive d’imagination qui d’un fait isolé ramassé dans la réalité sait tirer de toutes pièces un drame ou un roman ; elle avait au contraire au plus haut point cette imagination passive qui se laisse pénétrer de toutes les impressions avec une aimante docilité. Nulle circonstance n’a été plus favorable à son succès. Lorsqu’elle se fut décidée à tenter la carrière de romancier, en effet, n’osant se fier à ses facultés d’invention, elle se trouva forcément rejetée vers ses souvenirs, particulièrement vers ceux de son enfance. Or, qui ne connaît les merveilleux privilèges de cet âge ? Tout pour lui est poésie parce que tout est nouveau, tout est objet de sympathie parce que rien n’est venu encore l’avertir que tout n’est pas également digne d’être aimé. Il y a dans l’enfance une impartialité d’amour qui ne se rencontre à aucun autre âge et ne tient compte d’aucune distinction de caste et de rang. Les quatre premiers livres de George Eliot, exclusivement empruntés aux souvenirs de cet âge, ne sont si vrais que parce qu’ils ont gardé les caractères des premières impressions de la vie. On sent que leur matière a été tirée toute vivante des serres chaudes et des silos de la mémoire, où elle avait été emmagasinée par la tendresse réceptive de l’enfance. La réalité dont elle nous présente l’image a donc été comme baignée dans cette sympathie surabondante de l’âme novice qui s’essaie à l’amour. C’est tellement à cette source première qu’est dû ce sentiment si vibrant et si fidèle à la fois de la réalité que, lorsqu’elle eut épuisé dans ses premiers romans ses souvenirs d’enfance, elle ne le retrouva jamais plus, au moins au même degré d’intensité et d’exactitude. Elle restera toujours très grand peintre, mais dans les tableaux de sa seconde manière il y aura toujours un je ne sais quoi où l’artifice d’auteur se laissera reconnaître, et où l’on devinera que la sympathie n’a plus été ni aussi entière, ni surtout aussi naïve qu’autrefois.

Elle semble avoir hésité quelque peu au moment de se lancer dans la carrière, et son premier livre, les Scènes de la vie cléricale, porte la marque de ces hésitations. Elle y essaie discrètement ses forces, propose avec prudence sa doctrine littéraire, et tâtonne avec une indécision visible pour arrêter le choix de la forme qu’il conviendra de donner à ses observations. Les trois nouvelles qui composent le volume sont écrites selon trois systèmes différens. La seconde, l’Histoire des amours de M. Gilfin, est un récit à l’ancienne mode, d’un ton à demi classique, sans trop de lenteur ni