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va chuchoter aux oreilles des voisins toute sorte de soupçons contre sa victime et organiser contre elle l’espionnage de la malveillance. Et, d’un autre côté, n’entendez vous pas dans cette nuit sombre circuler les esprits du bien ? ils sont là attendant l’heure où, sur cette vallée de l’ombre de la mort que le pauvre Silas habite, ils feront briller la lumière du ciel et accompliront ce miracle de le retirer de l’abîme par la main d’un petit enfant. Et l’intérieur du squire Gass, ces querelles entre les deux jeunes hobereaux où nous voyons la vie de l’aristocratie rurale comme entamée par la rouille de la solitude et descendue à des habitudes d’écurie, à des plaisirs d’auberge de village, à des aventures de jours de foire, à des secrets de bas mariages clandestins, tout cela n’est-il pas d’une réalité grimaçante qui confine au fantastique ? Et cette excursion de Silas Marner avec sa fille adoptive dans sa ville natale, à la recherche inutile de cette chapelle des indépendans où le sort superstitieusement consulté l’avait jadis déclaré coupable et séparé pour jamais de ses coreligionnaires, n’est-elle pas de l’effet le plus étrange ? Je ne connais rien pour ma part qui donne mieux le sentiment de tristesse qui émane de l’irrémédiable passé et de cette série de morts successives au sein de la vie que chacun de nous trouve dans son existence lorsque nous portons nos regards en arrière sur les choses effacées sans retour. J’insiste particulièrement sur la couleur et la poésie du livre, parce qu’à mon avis ces qualités n’ont pas été reconnues comme elles le méritent i quant au reste, on est d’accord depuis longtemps. Dolly Winthrop, la commère à la charité plaintive et à la langue abondante en consolations, est une digne rivale de Mrs Poyser, la commère grondeuse, justicière, à la langue cinglante, et cet art du dialogue, pour lequel George Eliot est justement célèbre, ne l’a jamais mieux inspirée que dans cette incroyable conversation des habitués du café borgne de Raveloe au moment où le tisserand entrant effaré annonce qu’on vient de lui voler son magot. La singulière logique qui préside aux entretiens populaires animés par une pointe d’ivresse, et où la pensée va comme à colin-maillard à travers toute sorte de heurts, de discordances, de rencontres d’images disparates et de mots écartés de leurs sens, a été suivie dans ses méandres les plus compliqués avec un bonheur et une fidélité qui font de cette scène un chef-d’œuvre d’un ordre bizarre, mais tout à fait exceptionnel dans sa bizarrerie.

L’artiste chez George Eliot est inséparable du moraliste. Elle n’a peut-être pas donné de preuve plus certaine de la supériorité de sa nature que l’accord intime qu’elle a su établir et conserver entre l’art et la morale. Le génie même ne réussit pas toujours à établir cette union, ce qui s’explique assez facilement, puisque la littérature vit avant tout de passions. Rappelez-vous les défauts de Corneille,