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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/530

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François de Chateaubriand faisait ses escapades avec son ami Gesril. Malgré les mollesses de la Rance, la mer est dure en ces parages ; profonde, coupée d’écueils, brutale en ses marées, elle n’est point la mer sauvage qui bat les côtes de Belle-Isle, mais elle est la mer perfide, « fertile en naufrages, » périlleuse et sans merci. À regarder le costume des femmes, on comprend combien elle est redoutable ; la robe, le manteau, le capuchon sont en laine noire ; jours de labeur ou jours de fête, le vêtement est le vêtement de deuil ; c’est la livrée de la mort et du regret ; la mer l’impose : incessamment elle fait des veuves et des orphelins ; l’inscription entaillée sur la grosse tour du château de Saint-Malo : Qui qu’en grogne ! tel est mon plaisir, semble être sa devise. Elle prend les marins qu’elle ne rend jamais ; elle brise les barques, qu’elle disperse au gré de ses courans ; elle crée la misère ; en emportant le chef de la famille, elle jette l’enfant à la faim et réduit le vieillard à l’aumône. Deux fois dans ma vie, — au temps de mon enfance, au temps de ma jeunesse, — j’ai visité Saint-Servan ; à l’angle de chaque rue, il y avait un mendiant qui remuait son chapelet et implorait la charité.

C’est un lieu-commun de dire que la misère engendre la compassion ; mais le plus souvent cette compassion est diffuse, et elle se tient quitte de ce qu’elle se doit lorsqu’elle a glissé son aumône, un peu au hasard, dans la main tendue vers elle. La compassion raisonnée est rare, j’entends celle qui est sévère avec elle-même, qui cherche à ne point s’égarer et veut réellement faire le bien. Il ne suffit pas de donner, il faut savoir donner, art difficile qui s’apprend par la pratique et qui permet de ne pas accueillir les quémandeurs au détriment des malheureux. Peut-être faut-il avoir été dénué pour posséder la science de la charité, pour connaître les secrets à l’aide desquels on apaise la souffrance physique qui est la misère, et la souffrance morale qui est la honte de la mendicité ; aussi la plupart des œuvres secourables, — j’entends celles qui ne reculent devant aucun sacrifice pour combattre la misère d’autrui, — ont-elles été créées par des gens auxquels l’existence n’a point ménagé les difficultés. En général, ce sont les pauvres qui s’efforcent à soulager les pauvres. Mais la volonté ne leur suffit pas ; ils ne sont que des instrumens, derrière eux, à côté d’eux, pour les diriger, il faut une intelligence amoureuse du bien, forgée par le discernement et trouvant en soi-même les ressources morales qui donnent à la charité un caractère où rien n’est transitoire. Ces conditions se rencontrèrent le jour où naquit l’œuvre des Petites-Sœurs ; elle trouva à la même heure son corps et son âme, si l’on peut ainsi parler, et il en résulta une organisation d’une vitalité extraordinaire. Deux jeunes ouvrières, une ancienne servante, reçurent l’impulsion