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Si je rappelle le souvenir de ces controverses dans un travail aussi dénué de toutes prétentions théoriques, c’est que ce souvenir servira peut-être à relever les détails assez terre à terre dans lesquels je vais être obligé d’entrer sur les salaires à Paris. Il ne sera pas., en effet, sans intérêt de rechercher si ces renseignemens viennent confirmer la doctrine du salaire naturel ou celle du salaire minimum, si le salaire habituel se borne véritablement à la subsistance ou s’il s’élève notablement au-dessus. Mais, pour résoudre cette question, il en est une première qu’il faut d’abord examiner. Quel est à Paris le minimum nécessaire à la subsistance ? Quel est, en d’autres termes, le coût de la vie ? Question complexe et délicate entre toutes, car le mot vivre peut être entendu de bien des façons. Si on l’entend simplement au sens opposé à celui de mourir, quelques sous par jour peuvent suffire pour cela. Encore ne les trouve pas toujours qui veut. Il n’y a pas bien longtemps, les habitans d’une maison située dans le XVe arrondissement firent appeler le commissaire de police pour constater un décès. Dans une mansarde, sur un grabat, était étendue sans vie une jeune femme tout habillée ; à côté d’elle, un enfant à la mamelle respirait encore. Un médecin, que le commissaire fit appeler, déclara que la femme était morte d’inanition. Lorsqu’on voulut la déshabiller, on s’aperçut que, sous sa robe, elle n’avait pas de chemise. Le fait s’est passé en plein Paris, en l’an de grâce 1883. On en a parlé, ou plutôt on n’en a pas parlé pendant un jour, et puis tout a été dit.

Pareils accidens sont rares, à tout prendre, dans une société civilisée. Mais, à côté de la faim qui fait mourir, il y a ce que Fourier appelait éloquemment la faim lente, « cette faim de tous les instans, ajoutait Proudhon, de toute l’année, de toute la vie, faim qui ne tue pas en un jour, mais qui se compose de toutes les privations et de tous les regrets, qui sans cesse mine le corps, délabre l’esprit, démoralise la conscience, abâtardit les races, engendre toutes les maladies et tous les vices, l’ivrognerie entre autres, et l’envie, le dégoût du travail et de l’épargne, la bassesse d’âme, l’indélicatesse de conscience, la grossièreté des mœurs, la paresse, la gueuserie, la prostitution et le vol. » Cette faim lente est assurément rendue plus aiguë chez l’ouvrier parisien que chez tout autre par la comparaison avec les jouissances qui s’étalent sous ses yeux, et telles conditions d’existence qui lui paraîtraient insupportables seront acceptées presque avec reconnaissance par le terrassier des Basses-Alpes. Aussi j’espère qu’on ne me taxera pas d’une philanthropie exagérée si je souhaite pour lui un salaire qui le mette également à l’abri de cette faim et si je comprends dans ces mots : le coût de la vie, certaines dépenses de nature à lui assurer un minimum de bien-être.