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Osmond. Ce dédaigneux, qui n’a jamais consulté que ses goûts, qui professe l’horreur des choses vulgaires et affiche sans bruit une haute culture, cet esprit, critique et blasé de dilettante qui a fait « de sa vie une œuvre d’art, » qui, trop indolent et trop hautain pour courir lui-même les aventures, ne lutte ni ne cherche, et laisse sa vieille maîtresse lui rabattre le gibier, est un des personnages les plus soigneusement étudiés que l’on puisse rencontrer dans le roman contemporain.

Son incomparable distinction charme Isabel comme la pudique réserve, la ravissante timidité de Mme de Cintré ont captivé Newman ; mais c’est d’abord un sentiment de générosité qui la décide à l’épouser : il tiendra tout de sa main, et elle en est heureuse. Faisant grand cas de l’argent, elle veut que Gilbert Osmond, qu’elle croit aimer, en possède, et elle se donne avec sa fortune sans hésiter. Hélas ! son erreur est de courte durée ; bientôt elle sait à quoi s’en tenir. Chez Gilbert tout est affectation ; il a vécu exclusivement pour en imposer au monde ; ses goûts, ses études, ses talens, ses collections, tout avait un but ; sa vie solitaire à Florence, pendant des années, a été une pose ; son ennui, sa tendresse paternelle, ses manières exquises, sa mélancolie, une pose ; elle a beau chercher, elle ne rencontre rien de naturel en lui, et, tandis qu’elle s’étonne, qu’elle s’afflige, cet odieux mari se prend graduellement à la haïr ; elle a trop d’idées, cela le gêne ; il voudrait qu’elle s’en débarrassât, qu’il ne restât rien d’elle que sa jolie apparence. Caractère, sincérité, convictions, vertus, tout cela est de trop ; il n’aime que le convenu, il s’efforce de l’y emprisonner. Pauvre Isabel qui errait naguère à travers le monde comme s’il lui appartenait tout entier, heureuse, triomphante, en tirant de la vie tout ce qu’elle peut donner, elle étouffe dans les ténèbres où, systématiquement, on la plonge ! Plus d’air, plus de lumière ; il faudrait qu’elle n’eût d’autres ambitions, d’autres préférences que celles de son mari ; elle s’aperçoit qu’Osmond n’a aucuns principes ; toutes les femmes, à l’en croire, sont capables de prendre des amans, toutes mentent, toutes trahissent, toutes ont leur prix. Décidément, Isabel s’est trompée, elle paie cher cette lamentable erreur, mais sans se plaindre, en n’accusant qu’elle-même. La seule consolation lui vient de sa belle-fille, un type idéal d’ingénue, élevée au couvent, la feuille de papier blanc bien nette, immaculée, sur laquelle tout est à écrire ; mais elle ne peut même diriger cette enfant à sa guise ; on redoute son influence, on s’est servi d’elle pour assurer à la petite Pansy un beau mariage, selon les idées de Mme Merle, voilà tout. Enfin, un jour néfaste survient où l’affreuse vérité luit pour Isabel : les raisons secrètes de son mariage lui sont révélées par une folle, la comtesse