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Gemini, la sœur même d’Osmond… Restera-t-elle sous le joug qu’elle a imprudemment choisi de porter ? profitera-t-elle du divorce qui lui permettrait de récompenser la longue constance de Goodwood ? L’auteur nous le laisse ignorer ; si the American pèche par un dénoûment trop mélodramatique, the Portrait of a lady n’en a pas du tout. Chacun des lecteurs reste libre de terminer à sa guise les aventures d’Isabel et nous n’y voyons pas d’inconvénient, l’essentiel ayant été dit, tous les caractères ayant donné ce que l’on pouvait attendre d’eux. Il y en a de bien remarquables au second plan : celui de Ralph Touchett, que nous avons esquissé plus haut, celui de lord Warburton, le grand seigneur censé radical, qui représente une partie de la noblesse anglaise platoniquement réconciliée avec les révolutions ; le vaporeux pastel de Pansy, la jeune fille élevée dans les plus strictes traditions latines, sans volonté, sans talens supérieurs, sans velléité de résistance, sans aucun sentiment de sa propre valeur, victime touchante de la destinée, facile à mystifier, à écraser, puisant toute sa force dans l’unique pouvoir qu’elle a de s’attacher sans réserve ; puis Mrs Touchett, la vieille Américaine excentrique, voyageuse infatigable, qui habite Florence, tandis que son mari est à Londres, et qui rend visite à M. Touchett quand son caprice l’y pousse. Dès les premiers temps de leur mariage, elle s’est aperçue, dit-elle pour toute excuse, qu’elle et lui n’avaient jamais envie de faire la même chose en même temps, et ils se sont arrangés de façon à vivre d’accord. Les affaires de M. Touchett le fixent en Angleterre ; Mrs Touchett déteste la cuisine anglaise et le brouillard ; n’est-ce pas assez pour justifier son séjour en Italie ? Du reste, elle se réserve de filer de temps à autre sur New-York pour y placer ses fonds, desquels son mari, bien qu’il occupe une haute situation financière, ne se mêle pas. Mais la plus amusante silhouette de ce long roman est celle d’Henriette Stackpole, le reporter femelle, qui fait de la correspondance en Europe pour les journaux américains, sans hésiter jamais à utiliser les gens qui la reçoivent aussi bien que les choses qui l’entourent. Le blâme qui, chez nous, s’attache à une indiscrétion lui échappe. Elle est intelligente pourtant et profondément honnête ; ses coups de boutoir sont distribués avec une loyauté brutale ; elle n’exagère, ni ne calomnie. Le seul fait de vivre de sa plume suffit pour qu’on l’estime dans son pays, mais partout ailleurs cette brave fille fureteuse et tranchante, avec son franc parler et sa plume aux aguets, serait rangée dans la catégorie des pestes. La satire très piquante et très mesurée à la fois dont elle est le prétexte a choqué plus d’un Américain.

Encore une fois, M. James nous paraît médiocrement ambitieux de plaire à tout le monde ; les esprits critiques de la trempe du