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manuscrits, en faisant corriger les traductions et les mettre dans un plus beau français… on pourrait les faire corriger par quelqu’un, comme le sieur Le Sage, par rapport à la diction[1] … » Or, comme les deux derniers volumes de la première édition des Mille et une Nuits ne parurent qu’en 1717, il y aurait donc quelque chose de Le Sage dans le conte fameux d’Ali Baba et les Quarante Voleurs. Je n’insiste pas autrement, n’ayant pas retrouvé dans ces deux derniers volumes quelques idiotismes, familiers à Le Sage, qu’on relève dans le premier volume des Mille et un Jours. De même qu’il avait en 1711 interrompu toutes occupations pour se donner tout à Gil Blas, ainsi fit-il en 1723. Il avait donné, tant à la Foire Saint-Laurent qu’à la Foire Saint-Germain, dix actes en 1722, il n’en donne que trois en 1723, l’une de ses plus médiocres farces, — les Trois Commères, — en collaboration avec d’Orneval, et le troisième volume de Gil Blas paraît en 1724.

Dans l’intervalle qui s’était écoulé, tout un règne, et même toute une période de notre histoire, avait eu le temps de commencer et de finir. Louis XIV vivait encore au commencement de 1715, le régent était mort dans les derniers jours de 1723. On peut regretter que l’auteur de Turcaret n’ait pas glissé dans ce volume la moindre allusion au Système, et que l’étrange carnaval dont Law mena le branle n’ait pas trouve son peintre dans Le Sage, mais le romancier n’a-t-il pas peut-être fait encore mieux que cela, et n’est-ce pas ici que le livre devient pour l’histoire des mœurs sous l’ancien régime un document sans prix ? Car il n’est pas rigoureusement vrai qu’autrefois, comme on le répète, un homme « né chrétien et français » ne fut pas en voie d’arriver à tout ; seulement, pour y arriver, ce qu’on doit dire, c’est qu’il fallait, s’il était « né peuple, » qu’il passât par le canal de la domesticité. Nous en avons un curieux témoignage dans les Mémoires de Courville ; nous en avons un mémorable exemple dans la fortune de Colbert. L’auteur de Gil Blas en avait eu sous les yeux de plus fameux encore, s’il est possible. N’avait-il pas vu, comme toute la France, le fils d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, pour avoir joué jadis auprès du jeune duc de Chartres le rôle qu’il allait faire jouer à Gil Blas auprès du futur Philippe IV, devenir successivement archevêque de Cambrai, cardinal et premier ministre ? N’avait-il pas vu, comme toute l’Europe, le fils d’un jardinier des environs de Plaisance, pour des bassesses auxquelles on ne saurait comparer aucune de celles du fils de l’écuyer

  1. Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, par M. Léopold Delisle, Paris, 1868-1874-1881 ; Imprimerie nationale, t. I. Voyez, aussi dans l’édition de 1822, la notice d’Audiffret et dans cette notice une lettre de Le Sage, la seule, je crois, que l’on connaisse, avec le n° 1038 de la collection B. Fillon.