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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/352

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tellement supérieure de tous points, qu’elle doive décourager les nouveaux efforts et clore définitivement la série des grands travaux d’ensemble ? C’est ce que semble penser son traducteur, et nous ne ferons aucune difficulté de reconnaître qu’elle se distingue par des mérites de premier ordre et que la lecture en est très attachante. M. Curtius est un érudit fort au courant de tout ce qui fait l’érudition, mais qui ne s’est pas borné à l’examen des textes et des inscriptions : c’est un voyageur ; il a vu ; il a recueilli par les yeux les impressions des lieux et de la nature, qui ne donnent pas la matière de la science, mais aident à se représenter les faits, à saisir l’esprit des peuples, à découvrir le sens de l’histoire. La philologie, l’archéologie, les institutions politiques, civiles et religieuses, le mouvement des lettres et des arts, en un mot toutes les branches de l’histoire et tout ce qui s’y rattache, ont été de sa part l’objet d’études approfondies ; mais il n’étale pas son savoir ; comme M. Th. Mommsen, il n’en produit que les résultats, et, mérite de plus en plus rare, il les réunit dans un ensemble qu’anime l’imagination et que soutient la netteté expressive du style. Il faut avouer que ce mouvement d’esprit, ce besoin de généraliser, ce sens de la vie et ces qualités d’écrivain ont de quoi séduire des lecteurs français. Que l’on compare à l’utile et volumineux répertoire de M. Grote le livre personnel, vivant, artistement composé de M. Curtius, et l’on sentira encore mieux la supériorité de ce dernier dans cette tâche si importante d’historien de la Grèce.

C’est la Grèce, en effet, dont la connaissance a le plus de prix pour la science de l’antiquité et pour le profit à tirer de cette science. Assurément l’utilité et l’intérêt de l’histoire romaine sont au-dessus de toute contestation, surtout pour nous, qui sommes Latins bien plus que Grecs. Rome nous tient par une foule d’attaches et nous enveloppe encore de son génie. Nos origines, notre langue, notre littérature, notre administration, nos lois établissent entre elle et nous des contacts directs et journaliers. Je ne parle pas de la grandeur de son rôle ni du puissant attrait de ces vastes drames où se jouaient les destinées du monde. Il n’est donc pas surprenant que cet immense et intéressant sujet ait enfin trouvé de nos jours, pour le traiter en France, l’historien patient et passionné qui en a fait l’occupation de sa vie savante et l’honneur de sa retraite. Mais, bien que la Grèce nous touche de moins près, nous lui devons aussi beaucoup, et c’est à elle que remontent, comme à leur première source, des bienfaits que Rome n’a fait que nous transmettre. La Grèce n’a ni l’unité ni la grandeur de Rome, les élémens dramatiques de l’histoire y ont moins de puissance et de profondeur, et elle n’a pas marqué le monde de cette forte em-