Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/952

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
946
REVUE DES DEUX MONDES.

Elle a été votée, sans doute, cette loi malvenue dont on a fait le testament de la session expirante ; elle a été votée par le sénat et elle a été ensuite acceptée, telle quelle, par la chambre des députés. Vainement, au Luxembourg, on a essayé d’introduire quelques atténuations dans cette œuvre plus que médiocre ; vainement M. Jules Simon a combattu et renouvelé ses protestations jusqu’à la dernière extrémité pour l’indépendance de la justice : le gouvernement a eu ce qu’il voulait. S’il ne tient qu’au fait, au résultat, il l’a, c’est bien certain ; mais comment et dans quelles conditions est-il arrivé à s’assurer ce dangereux succès ? Il a fallu qu’il usât et abusât de tous ses moyens d’influence, qu’il montrât aux esprits craintifs la perspective d’une crise de gouvernement. Il a fallu que M. le président du conseil vînt demander au sénat un sacrifice, tout simplement le sacrifice de la magistrature française, comme un gage de l’union des pouvoirs publics, comme une marque de confiance dans le ministère. Il a obtenu ainsi quelques suffrages sans conviction ou quelques abstentions, et même, avec tout cela, quel est ce succès ? quelle est l’autorité du scrutin qui a consacré la loi nouvelle ? C’est précisément ici que s’est produit un de ces incidens caractéristiques de la dernière heure, qui sont comme la moralité de cette affaire. Dès le lendemain du vote de cet article 15, qui supprime l’inviolabilité judiciaire et qui n’avait été adopté qu’à deux voix de majorité, un républicain, certes convaincu et éprouvé, M. Barthélémy Saint-Hilaire, s’est levé, dans un mouvement d’honnêteté indignée, pour dévoiler un fait au moins étrange. Il a déclaré avec émotion qu’il avait été expressément chargé de déposer dans l’urne le vote d’un ancien garde des sceaux, de M. Martel, contre la suppression de l’inamovibilité, et qu’il y avait eu en même temps un autre bulletin, déposé par une main inconnue, au nom de M. Martel, pour l’article 15. M. Barthélémy Saint-Hilaire a justement et généreusement flétri une fraude dont l’auteur, on le pense bien, ne s’est pas révélé. Un autre abus du même genre a été signalé séance tenante. Que le vote par procuration, autorisé et usité jusqu’ici, soit une irrégularité dangereuse par cela même qu’elle permet de tels abus, c’est possible ; c’est une question de règlement qui s’est élevée à l’improviste et qui devra être résolue pour l’avenir. Pour le moment, il reste avéré que, dans un scrutin où la majorité n’a tenu qu’à deux ou trois voix, il y a eu plusieurs fraudes constatées, et que si, malgré tout, le résultat matériel est acquis, si la loi est votée, elle a été moralement repoussée, comme on l’a dit. Voilà à quel prix et comment le ministère, avec tous ses efforts, a eu sa victoire dans le sénat ! A-t il été plus heureux, a-t-il eu une fin de session plus favorable au Palais-Bourbon, dans cette chambre des députés où M. le président du conseil se plaisait à voir une majorité si compacte, si disciplinée, si résolue à se détendre des « solutions aventureuses ? » Là aussi, il a